hypermarché et fêtes foraines, ou l’inverse – un 1er de l’an à La Riche Soleil
– ceci est le 19ème rond-point visité, voir liste des précédents ;
– première visite ? voir la présentation générale du projet, qui inclut aussi des invitations et un journal ;
– état actuel du protocole : vues depuis le rond-point devenu chambre à photographier la ville (20 photos) ; vues du rond-point depuis son pourtour (2 photos) ; vue de l’intérieur du rond-point (1 photos) ; vue aréienne © mappy.com avec le rond-point dans son contexte (1 copie écran) ; vidéo lecture (2’47), vidéo captation neutre (2’17) ; un livre enterré (voir protocole livres enterrés) ;
– performances YouTube la littérature se crie dans les ronds-points ;
– en partenariat Pôle des arts urbains Saint-Pierre des Corps (pOlau) & Ciclic
journal de voyage
C’était deux difficultés à la fois : aller dans un rond-point pas plus grand que les deux bras (et encore), et situé dans un lieu que je fréquente au moins une fois par semaine pour mes propres achats de première nécessité.
Mais la grande distribution, c’est un enjeu majeur pour comprendre la structuration d’une ville moyenne. D’abord parce que c’est en constante évolution. À l’ouest de la ville, celui-ci s’est implanté il y a une douzaine d’années à proximité immédiate de rocade, et large distance des autres hyper sur les radiales de sortie. Un vieil Intermarché sur la route de Chinon servait surtout de dépannage le dimanche. Mais Intermarché est devenu Hyper U, et a drainé il y a 4 mois une bonne partie de la clientèle de celui-ci, fièrement intitulé La Riche Soleil. Alors on mesure de semaine en semaine l’érosion : les rayons qui rétrécissent, les boutiques qui ferment dans la galerie qui devient vite sinistre. On a de la peine pour les commerces auxquels on s’était habitué, comme la pharmacie ou même la petite boulangerie. Et l’hyper lui-même avait déjà condamné, il y a un an, ses rayons électro-ménager, électronique, télé etc. Le magasin de fringues jouxtant l’entrée principale est en « liquidation totale ».
D’autre part, comme de tradition dans le groupe Casino, il y avait à l’entrée une vaste cafétéria, alors que la zone adjacente n’est pas riche en infrastructure pour le déjeuner de ceux qui y travaillent. Elle a fermé, créant un grand trou inutilisable dans l’entrée de la galerie, pour faire une sorte de resto en fond de parking. Le permis de construire porte la mention : « construction d’une coque vide ». C’est l’appellation administrative officielle – le pourtour de la ville n’est-il fait que de coques vides ? Ce sont pourtant ces coques vides qui ont été délibérément multipliées pour dessécher le centre-ville – et les gens qui travaillent là-dedans, Steve le poissonnier et les autres, dans cette valse des enseignes, ils deviendront quoi ?
Il y a presque 10 ans déjà, du temps où on avait Michel Lussault à la fac de Tours, j’étais venu un après-midi avec un petit groupe de masterants et doctorants en urbanisme. Ça avait assez mal fini, les vigiles ayant répéré qu’on se livrait à des activités imprévues dans leur cahier des charges (pour une fois qu’ils avaient quelque chose à faire), je me souviens de leur chef tombant sur une étudiante pacifiquement occupée à faire un relevé de marques dans un rayon de bières : « Il est interdit d’écrire ! », avait-il proclamé, ce à quoi elle avait demandé où c’était marqué… Je leur avais demandé en amont de construire chacun leur stratégie pour une heure d’écriture, l’une avait suivi un coupe de boutiques en boutiques dans la galerie (il y en avait beaucoup plus, y compris un kiosque de presse avec ses éventaires de la Française des Jeux et toutes les camelotes à gratter, une boutique de téléphone – ailleurs désormais reconverties dans la cigarette électronique –, une boutique de sport murée elle aussi maintenant, celle de jeux vidéos a fermé aussi), une autre avait choisi de s’asseoir sur un des bancs de la galerie, face entrée latérale, et de décrire tout ce qui était mobile dans son champ visuel. Écrire la ville, ça ne tombe pas du ciel, il nous faut cette pratique humble, qui inclut le terrain.
Depuis deux ans, aussi, Casino bouche les trous en louant un bout de son parking à des cirques (et comme par hasard, la dernière fois, le cirque le moins cher de France, ce qui était très alléchant en soi, ou là un petit fragment comprimé de fête foraine. Mais fête foraine quand même, avec le manège qui brille et, sur la vidéo en bas de page, on voit bien une silhouette sortir de l’étage du COMEDY & HORROR, on se croirait dans le beau Joyland de Stephen King, parc d’attraction backstage.
C’est pour cela que j’ai choisi de lire ce passage des Villes invisibles de Calvino où la ville est constituée de deux parties, dont la fête foraine. J’ai beaucoup de souvenirs de fête foraine, cette qui à Berlin, Postdater Platz, fin 1987, se lovait dans le no man’s land cerné par le mur. Ici sur le site, j’ai celle de Niagara Falls, un peu plus ambitieuse quand même (ah si je m’étais équipé plus tôt d’un Reflex) ou celle vue une fois au Havre, mais dites-donc au fait : « Mignon » ou le manège, est-ce que ce n’est pas justement ceux du Havre qui sont arrivés là ?
Le problème de ce déploiement des hyper et leur durée de vie de plus en plus courte, avec ce que cela entraîne de rotation, de pression sur ces gens dont beaucoup travaillent à temps partiel, avec des horaires fragmentés qui les contraignent à rester sur place, et des boutiques qui ferment à peine ouvertes, il faudrait bien un jour l’affronter – comment démonter ce qui se joue en sous-main, sur le foncier, sur les masses d’argent rentabilisées à court terme et au revoir ?
Je ne m’étais pas rendu compte de combien le parking a été surdimensionné. Les rêves de Casino ne se sont pas réalisés. On croit trouver un lieu vide, avec des géométries aisées à trouver, mais il n’arrête pas de se passer des trucs. On sait que la nuit, c’est le rendez-vous pour les brefs runs, ces courses de voiture en quelques dizaines de secondes et on se se disperse. Ici une zone étrange, avec des jardins traditionnels dans le haut mur de pierre des restes d’une ancienne abbaye (à quelques centaines de mètres, il y a le château de Louis XI, occupé désormais par une compagnie de théâtre qui mène un fort et beau travail en milieu scolaire, c’est ça aussi les bascules du monde, et il y a Saint-Côme, le monastère où est mort Ronsard – d’ailleurs dans la galerie commerciale avec le 1% ils ont copié à fresque une phrase de Ronsard, elle fait étrange lorsque par exemple c’est le salon annuel des voyantes, ou autre festivité accueillie…). Au bout du parking, la voie ferrée, et cette façon qu’a la ville de se défaire, entre bâtiments à étages et maisons traditionnelles encore issues du monde rural.
Des remorques de camion en attente, avec des restes de glace pilée et de l’eau qui s’écoule. Bizarre aussi, avoir installé dans cette horreur cimentée (pensée pour Gilles Clément) des bancs à intervalles réguliers. Le pire étant qu’à cause du Mac Drive en bout de parking les poubelles sont pleines, et pas mal de saletés par terre.
Si ce projet sert à ça, aborder d’autre façon, plus concrète, le désastre imposé à la ville par les quatre groupes à se partager la manne de sous-consommation organisée, alors il faut aller au bout, et de l’inventaire, et des questions.
éléments contingents et factuels
– rien de plus difficile que d’enterrer un livre, dans ces zones cimentées. J’ai été voir à la porte de service qui sert aux employés fumeurs, mais pas de fente propice. Dans les garages à caddy ? J’avais apporté un beau livre de poésie de William Blake (je me répète : je veux que ce soient des livres précieux, auxquels je tiens, et que la ville devienne peu à peu une bibliothèque invisible, méchante, organisée, subversive, ignorée pourtant et clandestine pour durer), mais je ne pouvais me résoudre à l’abandonner dans un lieu poubelle. J’ai pensé aussi à le déposer dans un des châssis des remorques à camion, il aurait fait beaucoup de chemin. Finalement je l’ai inséré à la frontière : dans ce vieux mur de pierre sur quoi vient battre le parking trop grand. Le mur s’écroule sans être réparé, j’ai glissé le livre dans un trou, et puis j’ai rebouché le trou avec les pierres tombées. Je vous incite à aller le rechercher (si possible, en le remplaçant par un autre) : suivre le bord extérieur de ce parking, tout au long de ce mur, est une surprise par rapport à nos idées sur la ville.
– quand on fait ses courses à la Riche Soleil, le pénible c’est la musique d’ambiance. Soi-même on supporte pendant 1/2 heure que ça dure, mais ceux qui prennent ça toute la journée ? Je n’aurais jamais supposé qu’ils laissaient aussi la musique un jour férié, la galerie fermée. C’est pourtant le cas, et les hauts-parleurs la diffusent le parking. Ça donne vraiment quelque chose d’étrange, avec la voix qui répète ses annonces pour ne pas fumer à l’intérieur (ça ne risque pas, c’est fermé), ou sur les lieux de restauration de la galerie (ça ne risque pas, la cafétéria est fermée). J’ai tenté une vidéo, l’objectif contre la vitre de la porte d’entrée, mais je n’ai pas pensé à retourner le micro vers les hauts-parleurs, alors ça a raté – la paroi concentre un tas de bruits qui font qu’on n’entend rien, je regrette.
Et un post-scriptum :
– la peluche sur la dernière photo est là sur ma table ; si c’est perdu (je sais que beaucoup d’habitants d’ici lisent cette rubrique) par un enfant de votre connaissance, me la réclamer.
ce que le rond-point voit de la ville
le rond-point vu depuis ce qui l’entoure
intérieur du rond-point, vue aérienne et vidéo
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 1er janvier 2015
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