Ponge | de l’entrée aux flics ou aux pompiers

de la question du suicide et de la poésie, et de l’art de résister aux paroles


note du 31 octobre 2009
En ces jours où le suicide, lié à l’univers du travail, devient une sorte de déclaration publique, comment ne pas relire ce texte de Ponge...

Et le relier à ce contexte du Parti pris des choses refusé de 1928 à 1935 (ajouter un an aux 2 derniers chiffres pour l’âge de l’auteur), complété alors de ces Proèmes, entre proclamation et poème, où s’élabore le Ponge définitif ? La semaine prochaine (avis aux intéressés), c’est Ponge qu’on met sur la table à l’UdeM et à la Laval. Notamment ses Pratiques d’écriture, ou l’inachèvement perpétuel. D’où le fait de proposer encore et encore à relire ce texte où chaque mot compte, définitivement.

Sur Ponge, voir aussi Les gens sont bien plus beaux qu’ils croient, à propos de son portrait peint par Dubuffet.

Ailleurs : à l’université Paris 12. Vidéo INA.

 


Francis Ponge | Rhétorique

 

Je suppose qu’il s’agit de sauver quelques jeunes hommes du suicide et quelques autres de l’entrée aux flics ou aux pompiers. Je pense à ceux qui se suicident par dégoût, parce qu’ils trouvent que les autres ont trop peu de part en eux-mêmes.

On peut leur dire : donnez tout au moins la parole à la minorité de vous-mêmes. Soyez poètes. Ils répondront : mais c’est là surtout, c’est la encore que je sens les autres en moi-même, lorsque je cherche à m’exprimer je n’y parviens pas ? Les paroles sont toutes faites et s‘expriment : elles ne m’expriment point. Là encore j’étouffe.

C’est alors qu’enseigner l’art de résister aux paroles devient utile, l’art de ne dire que ce que l’on veut dire, l’art de les violenter et de les soumettre. Somme toute fonder une rhétorique, ou plutôt apprendre à chacun l’art de fonder sa propre rhétorique, est une œuvre de salut public.

Cela sauve les seules, les rares personnes qu’il importe de sauver : celles qui ont la conscience et le souci et le dégoût des autres en eux-mêmes.

Celles qui peuvent faire avancer l’esprit, et à proprement parler changer la face des choses.

 

 

Ceux qui pratiquent les oeuvres complètes de Ponge savent que cette réflexion chez lui est permanente. En voici une prolongation :

Francis Ponge | Parler contre les paroles

 

Qu’on s’en persuade : il nous a bien fallu quelques raisons impérieuses pour devenir ou pour rester poètes. Notre premier mobile fut sans doute le dégoût de ce qu’on nous oblige à penser et à dire, de ce à quoi notre nature d’hommes nous force à prendre part.

Honteux de l’arrangement tel qu’il est des choses, honteux de tous ces grossiers camions qui passent en nous, de ces usines, manufactures, magasins, théâtres, monuments publics qui constituent îbien plus que le décor de note vie, honteux de cette agitation sordide des hommes non seulement autour de nous, nous avons observé que la Nature autrement puissante que les hommes fait dix fois moins de bruit, et que la nature dans l’homme, je veux dire la raison, n’en fait pas du tout.

Eh bien ! Ne serait-ce qu’à nous-mêmes nous voulons faire entendre la voix d’un homme. Dans le silence certes nous l’entendons, mais dans les paroles nous la cherchons : ce n’est plus rien. C’est des paroles. Même pas : paroles sont paroles.

[...]

Je ne parle qu’à ceux qui se taisent (un travail de suscitation), quitte à les juger ensuite sur leurs paroles. Mais si cela même n’avait pas été dit on aurait pu me croire solidaire d’un pareil ordre de choses.

Cela ne m’importerait guère si je ne savais par expérience que je risquerais ainsi de le devenir.

Qu’il faut à chaque instant se secouer de la suie des paroles et que le silence est aussi dangereux dans cet ordre de valeurs que possible.

Une seule issue : parler contre les paroles. Les entraîner avec soir dans la honte où elles nous conduisent de telle sorte qu’elles s’y défigurent. Il n’y a point d’autre raison d’écrire. Mais aussitôt conçue celle-ci est absolument déterminante et comminatoire. On ne peut plus y échapper que par une lâcheté rabaissante qu’il n’est pas de mon goût de tolérer.

1929-1930

© Francis Ponge & éditions Gallimard


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1ère mise en ligne 14 mars 2007 et dernière modification le 31 octobre 2009
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