
une expérience de théâtre in situ, au Sanitas de Tours
Cette année-là, le CDRT avait été à l’initiative d’un « Voyage des comédiens en région Centre », promenant un chapiteau dans les villes où c’était inhabituel (je me souviens d’avoir vu un Marivaux à Château-Renault), et l’équipe du CDRT, Gilles Bouillon la mise en scène, Nathalie Holt l’invention scénographique, et Bernard la dramaturgie, y avaient inclus, pour jouer in situ (je crois que c’est Loïc Houdré qui tenait le rôle du frère) la pièce brève de Bernard-Marie Koltès, Tabba Tabba.
En faire quelque chose à nous, avec un matériau directement en lien avec le contexte qui nous environnait ? J’avais en tête cette histoire, je crois qu’elle me venait de ces quelques mois de stage d’écriture à Sète - île de Thau, dont on a trace dans le film fait ensuite avec Fabrice Cazeneuve, Avoir 20 ans dans les petites villes, diffusé sur Arte en 1996.
Juste une anecdote, un quasi rien. Mais il faut pour écrire librement que ce gemme de départ soit ce presque rien.
Couper avec le rituel de la salle, juste proposer un décalage, comme maintenant en vidéo ces ARG (alternate reality games) que je trouve si fascinants. Calquer la réalité sans rien qui indique que ce soit illusion, et ne pousser à bout que le langage –– je crois que c’est une des expériences qui m’a le plus appris, la direction que j’aurais aimé plus explorer.
Scène a été créé en juin 1998 par Stéphane Comby Nicolas Devanne et Juliette Mailhé dans une mise en scène de Gilles Bouillon, scénographie Nathalie Holt, dans le cadre du « Voyage des Comédiens en Région Centre ».
Le texte a été publié par François Berreur, le fondateur des impeccables éditions Les solitaires intempestifs, avec Quoi faire de son chien mort qui donne le titre.
Le prénom Nicolas était celui de l’acteur qui jouait le rôle de l’ami, Nicolas Devanne, bien envie de lui dédier cette page.
Scène (« se joue dehors sous des immeubles »)
Pour trois acteurs, se joue dehors sous des immeubles.
Et la télévision ? T’as vu, elle t’a mis aussi la télévision.
Nicolas ! Elle marche, la télévision ?
Laisse, va, laisse tomber.
Nicolas, la télévision, tu peux pas la laisser dehors.
Je te la donne, prends-la, t’occupe pas.
Elle te manquera, la télévision, Nicolas. Elle te manquera même encore plus maintenant. Je vais chercher ma camionnette, on va arranger tout ça. On va la mettre à l’abri, Nicolas, ta télévision. Tu vois Nicolas, si tu parles comme ça, c’est le ressentiment. Le ressentiment, Nicolas.
Elle peut bien tout me faire. Me faire mal encore plus. Comment elle me ferait encore plus mal ?
Et toi, Nicolas, où tu vas dormir ? Chez moi c’est trop petit, qu’est-ce qu’elle dirait Lucie ? Je te laisserai la camionnette. Tu peux dormir dans ma camionnette, Nicolas. Enfin, si ça te dépanne. Regarde, elle t’a mis des couvertures aussi. Là, sous la valise. Deux couvertures. Y en a deux, Nicolas. Dans la camionnette, y a de la place. J’enlèverai les affaires du chien. Le chien, Lucie, elle dira rien. Si y a toi dans la camionnette, on me volera rien. T’es pas tout seul, Nicolas.
Je veux rester. Habiter là. Le jour, la nuit, tout. Elle me reprendra, elle comprendra.
Tu dis des conneries, Nicolas.
Je serai là, elle me verra, elle saura que je suis là. C’est elle qui m’a mis tout ça ici comme ça, je lui dirai : — Si c’est encore de toi que je tiens ça, j’accepte, je reste. De sa fenêtre, le matin, elle me verra, elle se dira : — Il est là, il souffre pour moi. Elle se dira ça. Je veux pas m’en aller.
Et s’il pleut, Nicolas ?
Si elle sort, je suis là. Quand elle rentre, qu’est-ce qu’elle voit, moi. Si elle déménage, alors là on verra. Elle ira pas jusque là, elle réfléchira. Qu’est-ce que j’ai fait de mal, qu’est-ce que j’ai fait que j’aurais pas dû faire ?
C’est ta version des choses, Nicolas.
Est-ce que je l’ai mérité, qu’elle me traite comme ça ? Touche à rien. Que tout reste comme elle l’a mis, exactement. La télévision, la valise, les couvertures et le carton. Pourquoi elle a rajouté les fleurs. Les fleurs je lui avais données à elles, qu’est-ce que ça veut dire des fleurs ? C’est quand même pour dire qu’on s’excuse ? J’avais quoi fait de si mal ?
T’auras même de quoi t’asseoir, elle t’a mis la chaise et le fauteuil.
C’était les premiers temps qu’on était ensemble. On avait trouvé une chambre, il n’y avait pas de chaise. On était allé dans un magasin, on avait acheté deux chaises, une pour elle, une pour moi. On était revenu dans le bus avec nos chaises, celle-ci elle était soldée à cause d’un truc. Une rayure, qu’elle a, cette chaise-là. Dans le bus, on rigolait, nous et nos deux chaises. Eh bien on les a toujours gardées. Tu vois, qu’elle m’ait mis la chaise, là, ça me fait plaisir. C’est du sentiment. C’est pour ça que je veux rester là. Je m’assiérai sur la chaise, là, devant la porte, elle comprendra.
Elle marchera pas, la télé, Nicolas, t’as pas de prise, pas d’antenne, tu vas t’embêter. Il passe pas grand monde, le soir, là. Puis, je dis rien, mais ce sera toi le spectacle. Nicolas, tu veux que je te gare ma camionnette, là, devant le trottoir, que tu voies ta porte ? Au moins tu seras à l’abri, Nicolas, tes affaires elles seront au sec. Elles ont rien fait de mal, tes affaires.
Le fauteuil, ça me venait de famille, de mon côté. – Moi je travaille, et toi t’es sur ton fauteuil. Moi je me crève, et quand je rentre, je te trouve sur ton fauteuil et t’as fait quoi, même pas lavé les bols et rangé le café, même pas passé le balai. Ce qu’était pas vrai. Et même carrément faux. Parfois.
Peut-être t’aurais dû faire plus d’effort, Nicolas.
Depuis ce matin les gens sont aux fenêtres, ils sont là et ils te regardent, et toi tu fais quoi ? Depuis ce matin que ça dure, tu vas décider quoi ?
Je crois que la voilà, Nicolas.
Sur le trottoir, avec ta valise, ta télévision et ton fauteuil, à passer pour quoi, un clochard ?
Un naufragé.
Naufrage de quoi ? De ce que toi-même tu as cassé et sali, la confiance que toi-même tu as brisée.
À la dérive, et tant pis où cela m’emmène.
Maintenant on me fait des réflexions, à moi qu’on fait des remarques. C’est moi que maintenant on regarde. Dans l’escalier, au lieu de bonjour, plus rien on me dit. Tu espères quoi, à rester là ?
Mes disques, tu as mis mes disques ? C’était à moi aussi.
Ils sont dans la valise. Je n’en veux plus, de rien du tout qui était à toi. Prends et va-t’en. Terminé, au revoir.
Puisque c’est décidé, que je reste là, que je vais habiter là, le naufragé du trottoir.
C’est depuis tout à l’heure qu’il dit ça. Il se dit que peut-être c’était un coup d’humeur, là, sur le moment.
C’est dix ans que ça dure, que j’aurais dû faire ça.
Neuf. Pas dix, neuf.
C’est ce matin à six heures, que j’ai tout descendu. Il était prévenu, et ça ne l’a pas empêché. La dernière fois que je l’ai vu c’était hier soir, de l’argent dans les deux poches et des fleurs à la main. Celles-là, même, de fleurs.
Tu vois bien, puisque je t’avais amené des fleurs !
Il avait gagné, il était allé au bistrot, avait joué je sais pas quel truc à escroquer le monde.
Au Millionnaire. J’ai gratté, et c’était marqué gagné. J’en prenais même jamais, de Millionnaire, ça m’a pris comme ça, juste une fois pour voir. J’avais juste dix francs, et j’avais gagné tout cet argent. J’ai acheté les fleurs au passage, des belles fleurs et c’était pour toi.
Et là pour une fois qu’il remonte en vainqueur, tout ce qu’il trouve à dire – Je paye une tournée, je leur dois ça, après je reviens te chercher et on sort. Il a même dit : — Réfléchis, si c’est le restaurant le cinéma ou ce que tu as envie. Et à six heures du matin, toujours pas là.
J’ai été entraîné.
Il disait tout le temps : – Elle m’attend, il faut que je rentre.
Vous étiez avec lui, ne vous en mêlez pas.
Je le connaissais même pas, ça s’est juste fait comme ça, j’avais ma camionnette, on était trois, on s’est dit qu’on allait s’en prendre un dernier. Voyez-vous, dans la nuit, cet homme-là il pleurait : — Qu’est-ce qu’elle va dire, et si je rentre maintenant elle va me passer quoi ? Nous on aurait pu répondre quoi ? Que c’était son argent après tout, l’argent de la fête, on n’a pas du bonheur si souvent. On lui disait : — Elle comprendra, si c’est la première fois elle comprendra. Et quand on a garé la camionnette…
Ce matin sept heures, en plein jour et avec un type qu’il ne connaissait pas. Débarquant là et marchant vers la porte. Il n’avait même pas sa clé, sonnant chez moi et déjà du monde aux fenêtres. Avant même de se retourner et s’apercevoir que ce n’était plus la peine.
Ça ne fait rien, j’attendrai là. Je peux dormir là. J’habiterai là. Il me faudrait quoi d’autre.
Cause, tu m’apitoies.
Si c’est à cause de cet argent…
Est-ce que je suis habituée à te voir de l’argent ? Vautré sur ton fauteuil, les pieds sur ta chaise, voilà comment d’habitude je te vois. J’ouvre la porte, et ce que j’aperçois c’est les chaussettes qui dépassent. Et le soir, devant cette télé. Moi je veux de l’air dans ma vie. Je veux m’aérer.
J’avais si peu de besoin, on était ensemble. Ça avait du sens, non, d’être ensemble ?
Avec six bières par jour, que tu voulais bien monter.
Des petites !
Mais l’argent c’était de mon porte-monnaie.
L’argent je l’avais mis dans deux poches. Une parce que je devais une tournée, l’autre parce qu’on devait sortir, rien que nous deux.
J’y étais prête. J’y avais cru, je m’étais même habillée. J’étais dans le couloir, assise, au moindre bruit je me disais ça y est enfin, on va y aller. Puis je suis allée à la fenêtre. Les fenêtres s’éteignaient. Et même le bistrot, là-bas, il a éteint.
Qu’est-ce que ça faisait, c’était de l’argent ramassé comme ça, par hasard, pas de l’argent gagné avec ses bras, pas de l’argent à toi.
Puis j’ai marché. Dans le couloir, dans la chambre, dans le coin cuisine et partout. Si je m’allongeais je n’y arrivais pas, je me relevais. J’écoutais. Une voiture qui arrêtait, j’y croyais. J’ai téléphoné. Il était un peu plus d’une heure du matin. J’ai téléphoné à la police, à l’hôpital, pour un peu on m’aurait ri au nez.
C’est pas ce que tu croyais.
On était tombé en panne, avec ma camionnette, du coup on a pris l’autoroute pour revenir. Il y avait un truc encore ouvert.
Quand j’ai porté la télévision, ce matin à six heures, c’est l’homme du dessous qui m’a demandé : — Vous déménagez ? Je nettoie, j’ai répondu, je m’aère. Et maintenant, que voilà le soir, la honte qu’hier au soir j’ai bue seule, dans mon couloir et derrière ma vitre, dans le silence de la nuit et l’abandon, est devenue honte aux yeux de tous, et même ce monsieur du dessous tout à l’heure venu me dire : — Vous ne voulez pas que je lui propose de l’emmener, j’ai ma voiture…
Je lui ai proposé aussi, puisque j’ai ma camionnette.
Honte sur moi, d’avoir à répondre : je m’en occupe, je vais lui parler.
Si vous voulez que je vous aide à tout remonter…
D’être là et savoir qu’au-dessus de nous ils écoutent et comprennent, quelle dignité il te reste pour t’exposer là, avec ta valise et tes cartons, ce fauteuil, une télévision et tout ce qui a été nous ?
N’empêche. C’est à moi. J’ai décidé d’habiter là. Si ça c’est à moi, je reste là.
Notre rencontre, et le hasard qui vous met devant l’autre et vous fait savoir, c’est elle, c’est lui, et comme ce hasard et cette rencontre prolongent si longtemps sur votre vie leur lumière. Nos premiers voyages : il n’était pas besoin d’aller loin, si c’était ensemble et se découvrir. Il suffit d’une chambre d’auberge dans un hameau de campagne, et sur vous comme l’ombre d’un bonheur possible. Enfin le chemin plus rude d’apprendre à vivre, d’abord une chambre, puis une plus grande, cet appartement enfin, la joie que ç’avait été de repeindre à nos couleurs, choisir ce qu’on mettrait aux sols et aux murs.
Pour la chambre je t’avais tout laissé faire, et on avait commandé le lit et ce qui allait avec, le premier soir c’est toi qui m’avais invité. Tu avais ouvert la porte et fais rentrer, souviens-toi, en me vouvoyant : — Monsieur…
Voilà, ce que tu as mis par terre et piétiné. Voilà ce que dans la nuit d’hier tu as jeté comme si rien n’avait compté de dix ans main dans la main.
Neuf. Pas dix, neuf.
Partager les saisons, découvrir une ville : combien de choses de la ville que jamais l’un avant l’autre nous n’avions fréquentées. Voilà que nous entrions aux églises et marchions dans les rues désertes au long des maisons d’autrefois et le ciel même était à nous, tu t’en souviens ?
Quand nous allions au restaurant, ce chinois que tu préférais…
La main dans la main et construire ensemble : ce que je t’apprenais, ce que tu m’apprenais, et puis ton fauteuil, ta télévision et les bières.
Je n’avais plus de travail.
Raison de plus pour te secouer.
On aurait pu déménager, tu n’as pas voulu.
S’ébrouer au-dedans, voilà ce que d’abord je te demandais et de plus en plus tu t’en éloignais. Sais-tu, hier soir je n’étais pas surprise.
Eh bien alors ?
Alors à la porte, ton fauteuil et ta télévision. Ton carton, ta casquette américaine et tes chaussures de frime. Ta perceuse de Noël, ah oui tu t’en es servi quoi en deux ans ? Et je t’ai mis aussi ton décapsuleur. Je veux vivre, nettoyer, repeindre.
Alors, il peut vous aider pour tout ça. Reviens, Nicolas… Alors remontez moi ce bazar, demain vous reparlez de tout ça… Même de la perceuse, vous aurez besoin.
Tout ça, et lui par dessus, pour le remettre là-haut, avec ses chaussettes, ses bières et sa perceuse, me disant : — Mauvais souvenir, on n’en parle plus, tout est comme avant ? Et l’humiliation subie, et lui prêt à recommencer demain, veule comme hier soir et depuis neuf ans.
Presque dix. On a eu de beaux moments. C’est toi qui le disais, tu te souviens, l’auberge ? Et les soirs, on n’a pas eu de beaux soirs ?
Qui ici a payé le loyer, qui ici a subi tous les torts ? Tu peux rester là cent ans ou deux cents, je ne te parlerai plus, je ne te reprendrai pas : suffit, assez donné.
Réponds, Nicolas.
Moi je téléphone aux flics, j’appelle le gérant, j’appelle… Je dis aux gens de l’escalier, et à l’homme du dessous : — Ce type sur la place, je ne le connais pas. De celui-là et de son désordre je ne suis pas responsable.
Elle est partie ? Elle est remontée ?
Qu’est-ce que c’est le bonheur, Nicolas ? On se découvre un enfant dans les bras, on le porte dans l’escalier parce qu’il fait noir et qu’il est venu dans votre lit, et on se dit : — Mais qui je suis ? On est moitié endormi, on se dit : — Mais comment moi je peux faire pour avoir cette responsabilité-là ? On garde tout ça dans le fond de ses yeux, Nicolas : on vit encore avec des yeux de gosse, sans s’apercevoir de comment les autres eux ils nous voient. Avec notre ventre et nos paluches. Des enfants t’en as pas, Nicolas. Ça empêche pas qu’on soit faible et qu’on fuie. Des fois on se dit qu’on y arrivera pas. On a aussi besoin de ça, Nicolas. Pourquoi les troquets c’est du commerce qui marche si bien et toujours ? Le besoin de laisser aller, Nicolas. Tu crois que c’est que les garçons ? Ou nous les garçons un peu plus qu’elles, qui ne montrent rien de ce qu’elles sont au-dedans ? Comment elles y arrivent, Nicolas ? Parce qu’elles, ça leur est sorti du dedans ? Mais nous on reprend pied. Parce qu’on a le cuir durci, toi comme moi, Nicolas. On peut bien prendre des baffes et même s’écorcher un peu, si on se prend un mur. C’est de la vieille viande qu’on traîne, Nicolas. Reste le matin, que des fois c’est un peu plus dur à réveiller, à sortir du pageot, ou bien quand on va aux lumières, qu’on cherche la ville et le bruit et les autres, qu’il en faut un peu plus pour ce vieux sentiment que la terre tourne encore, qu’elle tourne et vous emporte. C’est le lot de nos petites vies, Nicolas, on tombe et on se relève, on recommence ailleurs. Y a jamais de vrai ailleurs. Tire-toi une semaine ou un mois et tu reviendras. T’auras fait le point et elle aussi. Moi de ces choses-là avec Lucie y a longtemps qu’on en cause pas. Tu vois, c’est quatre murs et un lit, et puis la chambre à côté avec les gosses et qu’est-ce qu’on se dit ? C’est plus si souvent qu’on a cette surprise-là, enfants tous deux, enfants à deux. Ce sentiment-là, Nicolas. Je crois qu’on est content au fond que ce soit comme ça, et qu’on respecte le petit coin caché de l’autre. Je sais pas s’il y a grand chose de caché, Nicolas. Je sais même pas si ce soir elle me dira : — Où t’as passé la nuit, ou t’étais et avec qui ? Sans doute qu’elle dira plutôt : — Pourquoi t’as remonté le chien, il y a quelqu’un, dans la camionnette ? C’est bien, les choses qui durent. Je vais la chercher ma camionnette, on va arranger ça. Faut faire place nette, ici, Nicolas. Ça se fait pas, de laisser traîner des affaires comme ça. Range ça un peu, Nicolas, aide-moi.
Je veux pas. C’est pas l’hiver, il fait pas si froid. Je peux m’arranger là. J’ai mon imper et un manteau, s’il pleut je peux mettre l’imper par-dessus le manteau. Je la connais, elle aura tout mis, c’est pas femme à me tromper. Pourquoi elle veut plus me voir ? Je le sais bien, le type du dessous, qu’il lui parle chaque fois et moi il me regarde pas. Je lui ai dit : — Le type du dessous, je sais pas ce qu’il cherche. Elle m’a dit : — Il travaille à la station-service, juste avant Continent, la station Total il est sous-gérant, c’est pour ça qu’il a pas des heures régulières. Et moi j’ai demandé : — Mais comment tu connais ses heures ? Si elle en a marre de moi, pourquoi elle le dit pas.
Remarque, elle là-haut et toi en bas, c’était une manière plutôt franche et directe de te dire un truc, Nicolas. Qu’il y avait quand même un problème.
Quand j’ai amené les fleurs, et que j’avais l’argent dans mes poches, là trois billets pour la tournée que je devais, et le reste pour elle et moi, et nous deux, acheter un petit quelque chose, s’équiper. Je lui ai dit : — De quoi tu aurais envie, le temps que je remonte réfléchis, on en parlera.
Alors réfléchir tu lui as donné le temps, Nicolas.
Si c’est à cause de l’homme du dessous, il suffisait de me le dire. Qu’est-ce qu’il a de mieux, celui-là, qu’est-ce qu’il lui raconte ?
L’ami
Si toi t’habites là, ça lui en fait à plusieurs étages. C’est peut-être pas mal, comme ça, Nicolas.
Forcément elle repassera.
Y a qu’une seule porte, Nicolas.
Si je la vois, voilà ce que lui dirai : — Cette fois je t’emmènerai pour de vrai. Ou bien tu descends le reste et on part ensemble, on recommence quelque chose. Pas ici, plus loin, tu en dis quoi ? On repart tout neuf pour laisser ça derrière, et des fleurs celles-ci je les jette, mais je t’en achète d’autres, des vrais, des fleurs de pardon, des fleurs de promesse, des fleurs de tout ce que tu veux…
Elle t’écoutera pas, Nicolas.
Qu’est-ce qu’on peut me faire ? C’est place publique, zone de passage. La nuit, les lampadaires. Je veux bien voir venir l’hiver. J’irai sous l’abri de bus. J’ai mon manteau et mon imper, mon fauteuil pour m’asseoir.
C’est plutôt la télévision, ça aime pas les intempéries, ces machins-là.
Une semaine comme ça, et puis je ne mangerai pas. Je ne bougerai pas.
Vaut mieux, Nicolas. Ton carton et ta télévision, tu te les ferais piquer. Le temps de partir et revenir, ça s’est vu, ça se verra. Le temps de te ravitailler, fais toi remplacer, Nicolas. Ce type du dessous, là, le serviable.
Ce serait comme une statue, mais une statue vivante. Pas de reproche, non, juste attendre. Qu’elle comprenne. Ça fait neuf ans, neuf ans qu’elle me doit, on ne peut pas jeter ça comme ça, d’un seul coup, en une seule nuit.
Une nuit où c’est toi qu’étais pas là, Nicolas.
Et si elle sort, je suis là, je ne bouge pas. Et si elle rentre, je suis là, je ne bouge pas. Et si on me demande, je ne réponds pas. Et si on lui demande à elle, alors là qu’est-ce qu’elle répondra. Et la pluie sur moi, et le vent, et le froid, quelquefois comme ça, debout sur le fauteuil, un signal pour elle, là-haut qui me verra. Elle me reprendra.
Elle ne te reprendra pas, Nicolas.
Elle comprendra ce que je suis. Quelqu’un qui attend, quelqu’un qui est solide, quelqu’un qui est fixe.
Un peu comme cet homme du dessous, Nicolas.
Debout sur mon fauteuil, avec mon imper. Debout et le bras levé, montrant sa fenêtre et disant : — Ça ne finira pas comme ça ! Disant : — Tous les torts ne sont pas pour Nicolas !
Elle fermera sa fenêtre, Nicolas. Elle se dira que le vent et le froid, et pas manger ni boire, ça demande de la volonté, Nicolas. Sans compter les affaires plus pressantes. C’est plus l’âge des cavernes, là, debout devant la grotte, et on taille ses silex. T’as un peu de ça, dans toi, Nicolas.
Et regardant les lumières, celles de l’homme du dessous comme la sienne. Parce que moi aussi je dois comprendre.
C ‘est peut-être pas si difficile que ça, à comprendre, Nicolas.
Je vivrai là.
Je vais quand même chercher ma camionnette, Nicolas.
1ère mise en ligne et dernière modification le 28 mars 2020
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