bonnes notes, fausses notes : suis-je autodidacte ?

la semaine en images


Drôle de semaine, choses qui se terminent ou s’ajournent, et savoir donc que les deux semaines suivantes vont enfin permettre à nouveau l’apnée, fini le train, et rien que les heures dans le garage.

Lundi rien fait. Sais pas pourquoi. Trop de papiers, de trucs en retard, je suis chez moi, j’ai les ordis, les livres, mais rien qui sort. Dormi l’après-midi, même, je crois.

Mardi aux Beaux-Arts, dernier cours. Douze mardis consécutifs, s’être retrouvé là pour parler, deux heures d’affilée... J’ai apporté un énorme sac tout rempli de livres, souvent minces, qui témoigneraient des pistes du travail d’aujourd’hui. Finalement, je prendrai pas mal de temps pour parler de Beckett, aborder aussi Marguerite Duras, et de là je passerai à Novarina, finalement, avec les à côté, ça aura passé deux heures sans s’occuper du reste des auteurs posés là devant moi. L’amphi toujours dans sa fréquentation habituelle. Visages sur lesquels sont maintenant des noms, et de plus en plus des travaux. D’ailleurs, dans la galerie, tout à l’heure, j’ai retrouvé le boulot de plusieurs d’entre eux dans l’expo collective croisant les Beaux-Arts de Lyon. C’est la date de remise des mémoires, j’imaginais que tout ça m’arriverait par mail et non, en quelques minutes je me retrouve possesseur de 56 dossiers d’une dizaine de pages au moins, souvent accompagnés de photos, de CD ou DVD : serai obligé d’aller chercher un carton pour rapporter ces 5 ou 6 kilos de papier chez moi, dans les deux bras c’est bien lourd. Autre question : évaluer. C’est en discussion avec l’école. Moi je suis incapable de ce genre de processus, et je prends comme un cadeau ces mémoires, ces fragments de chemin faits ensemble, qu’on a souvent anticipés en commun. A tous une bonne note ? Ce n’est pas ce qu’on me demande...

Mercredi, on enchaîne avec à nouveau notre docu, portraits de quelques jeunes du lycée professionnel d’Argenteuil, en confrontation avec le monde professionnel via leurs stages. Chaque fois qu’avec la vieille Volvo rouge aux cardans musicaux de Fabrice Cazeneuve on plonge dans le tunnel qui passe sous la Défense, je réalise ce même cliché des tours en surplomb. Aujourd’hui lumières particulièrement étranges, parce qu’on est très tôt le matin, et que la pollution est conséquente ?
On se retrouve à Bezons dans un centre de loisirs. Pendant deux heures, ces visages, ces échanges, cette énergie.

Jeudi je suis à la bibliothèque municipale de Bobigny, lieu que j’ai bien connu en 1986 lors de ma résidence au 14ème étage de la tour Karl Marx, dont proviendra plus tard Décor Ciment. Ateliers à tous les étages, on discute avec des bibliothécaires du neuf trois (ou neuf cube). Il y a Patrick Cahuzac (Inventaire/Invention) et Tanguy Viel, Xavier Person qui organise et Leslie Kaplan avec qui on avait déjà été au coude à coude le mercredi précédent (mais ça fait 20 ans que ça dure, ce coude à coude). Thème : a-t-on besoin d’histoires, et qu’est-ce qui nous pousse au roman ? Les bibliothécaires sont de bons lecteurs, des résistants de la lecture. Pourtant cette dame bibliothécaire aux Lilas, qui dira tout à trac : « Si quelqu’un me demande un bon roman, quelque chose qui fasse plaisir à lire, je ne vais pas lui donner Tanguy Viel ou François Bon, je ne vais pas les dégoûter... » Il y a des gens, paraît-il, qui demandent aux bibliothécaires des livres « avec des enfants malheureux », Leslie suggère qu’à ceux-là on peut proposer Oliver Twist ou autres Dickens : « Ah non, il faut que ce soit des histoires d’aujourd’hui... »

Quand bien même on se dit que si c’est sorti comme ça, en notre présence, c’est que ce n’est pas dit méchamment, on est un peu sous le choc. Je demande à une autre bibliothécaire, qui va dans le même sens que sa collègue, quel auteur contemporain elle aime lire, qui lui convient mieux que nous tous : Annie Ernaux, réponse imparable, comme quoi on n’a qu’à en faire autant. Xavier nous dit qu’il faut surmonter, n’empêche. Déjeuner le midi entre Patrick et Thierry Guichard, on parle de nos perspectives Internet, à tous les trois on totalise presque un quart de siècle de webmastering, on n’a pas besoin de beaucoup de mots pour se piger, peut-être pour l’habitude professionnelle d’user de beaucoup de mots par ailleurs ? Tous trois on sent que quelque chose bascule. Je raconte pourquoi j’ai voulu revenir à ce site laboratoire, plutôt que m’engager plus dans ce qui serait devenu une médiation culturelle, qui n’est pas ma vocation. L’après-midi, confrontation avec Bruno de la Salle, conteur : on comparera notre double recours à l’oralité, concept essentiel et en partage.

Fin de journée favorable, décalée, dans la salle de musique de l’IUFM Molitor, dernière de nos 5 séances. On recommence ce qui nous a si bien réussi la semaine dernière : un moment souffle, sensations, respiration avant le temps de lecture, merci Nicole, j’apprends énormément, là où d’ordinaire j’essaye de passer en force, et 10 minutes les yeux fermés font un voyage bien supérieur. Du coup, comme l’atelier a filé trop vite, on se rajoute une séance de nuit pour début juin : une des participantes nous promet l’école primaire qu’elle dirige, on n’aura qu’à apporter un peu de manger et de boire...

Vendredi, re Paris aux aurores. Chez Fabrice, faire le point pour le film, après avoir filmé le matin Imanne rentrant du Centre de loisir de Bezons jusque chez elle à Argenteuil : 1 heure, 3 bus. Il nous faut ces trajets, ce contexte, pour que les portraits vivent.
Tout est prêt pour le montage. Le Powerbook 17’’, deux disques durs 260 Go, un écran 21 ‘’ pouce en parallèle, les baffles, la mixette, pour la première fois (c’est notre quatrième film, en 10 ans, quand même...), on va être autonomes pour le montage, sur Final Cut, dès que Jean-Pierre Bloc aura pris les commandes. Impression bizarre, qu’on puisse aller au bout du montage avec seulement ces petits objets sur la table au lieu des grosses armoires chargées de racks, des lourds moniteurs, des armées de câbles...

AVERTISSEMENT : ceci est un journal, donc un travail d’humeur, de ressenti subjectif, de réaction intérieure à des situations, images, paroles _ j’ai supprimé une partie de la première mouture, rapportant de façon plus précise les circonstances et le lieu, mais sur la question évoquée j’entends garder ma liberté de m’exprimer _ j’ai été bien reçu par cette équipe de recherche universitaire, tout s’est passé en intelligence et sympathie, j’ai parlé de façon passionnée d’un point qui m’intéresse essentiellement, tout en faisant état de quelques divergences avec mes invitants, sur la pertinence du concept de genre par exemple _ c’était fait dans des conditions professionnelles, via le programme Temps des écrivains à l’université qui nous assure une modeste rétribution standard, via la Maison des Ecrivains, pour ces interventions _ il est explicitment dit ci-dessous que la personne qui a prononcé cette parole pour moi un peu choquante l’a fait sans même s’en apercevoir, en retour je ne nomme personne, c’est de cette parole elle-même que traite ce journal _ néanmoins j’enlève toute référence au lieu, à mes invitants, et la photo

Et à 17h je rejoins la fac Paris Z, Au cas où j’aurais voulu projeter des images, on a eu la gentillesse de me réserver cette curieuse salle, avec au milieu ce promontoire un peu capitaine Nemo équipé de moniteurs orientés aux 4 coins de la salle, et devant moi une sorte de passerelle de commande avec au moins 4 écrans. En fait, je m’en tiendrai à la parole. [...] On se retrouve ensuite autour d’une côtelette d’agneau, ce sera la seconde fausse note de la semaine, une universitaire qui me demande si c’est vrai que je n’ai jamais fait fac de lettres, et qui ajoute un peu naïvement : « Alors c’est vraiment étonnant, vous êtes autodidacte... » Bon, c’était dit très amicalement, mais avec ma tête de cochon, il y a encore 3 ou 4 ans je me serais levé et je serais parti, là on était entre amis, je me suis resservi un peu de Bourgueuil et j’ai regardé le plafond (le Bourgueuil était bon). Mais ça veut dire quoi ? Jamais les facs de lettres n’ont eu vocation à former à l’écriture. Et nulle part l’art ne s’est appris sans confrontation au savoir, mais une confrontation qu’on mène depuis son heurt empirique de l’expérience du monde, du dedans de cette expérience, qui ne suffirait pourtant pas par elle-même.
Des fois, rien qu’un petit truc comme ça, ce mot autodidacte, ça vous ficherait complètement le moral en l’air, quoi que ce soit de chouette qu’on ait pu vivre lmes 3 heures précédentes. Il y aurait des dépositaires exclusifs de ce savoir, ou moyen de l’investir autrement qu’à fréquenter les livres eux-mêmes, entrer dans Proust, Blanchot, Kafka et les autres ? N’avoir pas osé lui répondre qu’il n’y avait pas d’autre chemin que d’aller ainsi toucher les morts. Sauf que nous on touche.

Samedi : voilà, ce que je macérais ce soir, durant les 3 heures d’autoroute pour cause récupération d’enfants. Dans mon utilisation d’imagerie numérique systématisée, il y a les pylônes en général, les silos et usines, et entre Poitiers et Niort, parce que c’est mon coin, cette double coupole presque boudhiste. Je la photographie à chaque passage, en laissant la voiture ralentir à 110 au lieu des 130 de croisière. Ce soir une étonnante composition abstraite en retour.
Paysage de la modernité, ou déplacement du regard par cet assemblage empirique que le réel et la vitesse nous assemblent dans la tête, et à partir de quoi se forment la pensée, les images, et l’objet mental qu’en retour on nomme paysage, et inclut ces bandes abstraites ?

Je suis voiture didacte, puisque c’est là que je pense et réfléchis, en conduisant. Mais je suis quand même pas mal didacte, ne serait-ce que ces 2 semaines où je me suis régalé avec 2 essais, comme par hasard tous deux chez Corti, où Rimbaud est central : dans Adieux au poème de Maulpoix et Paysage et modernité de Michel Collot qui vient de paraître, avec un chapitre très fort sur Rimbaud et un autre sur Gracq, après une introduction qui replace historiquement ce concept de paysage dans son évolution propre, de plus en plus autonome, dans l’histoire d’un siècle de littérature. Mais justement dans ces deux livres on est renvoyé à l’énigme bien pure et centrale : là où le texte mille fois lu et relu de Rimbaud prendra encore une autre résonance, qu’on n’aurait pas, sans ces deux livres, découverte : pourquoi, lorsque Rimbaud crée un univers visuel, nous l’ouvre-t-il du dedans par un vocabulaire qui est celui de la musique, des voix, du son ? J-M Maulpoix et M Collot semblent dépister, sans se concerter, le même lièvre, comme là dans Illuminations :

Des ciels gris de cristal. Un bizarre dessin de ponts, ceux-ci droits, ceux-là bouclés, d’autres descendant en obliquant en angles sur les premiers, et ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal, mais tous tellement longs et légers que les rives, chargées de dômes, s’abaissent et s’amoindrissent. Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de masures. D’autres soutiennent des mâts, des signaux, de frêles parapets. Des accords mineurs se croisent, et filent, des cordes montent des berges. On distingue une veste rouge, peut-être d’autres costumes et des instruments de musique. Sont-ce des airs populaires, des bouts de concerts seigneuriaux, des restants d’hymne publics ? L’eau est grise et bleue, large comme un bras de mer. Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie.

Rimbaud arrête la poésie à 24 ans, l’âge qu’ont ceux des Beaux-Arts qui me rendent leurs 56 mémoires : une des énigmes de l’enseignement de l’art, et pareil lorsqu’on conduit un cycle d’atelier d’écriture, c’est qu’il n’y a pas de rationalité. Le côté brut, même une certaine naïveté, voire une dose de provoc, et dans dans ces 56 mémoires c’est pas ce qui manque, c’est peut-être justement l’instance de ce "toucher" obscur, sans médiation intellectuelle. Et pourtant c’est sans promesse, ni garantie. Ce qu’il y a de formidable dans ce que je reçois au Beaux Arts, c’est qu’ils le savent, pas un enseignant ou artiste ici qui ne s’écarte de cette frontière. C’est plutôt le bien léché, le trop organisé, qui sans doute serait à cette étape dangereux ? Au hit-parade de leurs écrits, Koltès, Perec, Artaud, Sarraute, et même Rabelais ou Proust : la difficulté ne les a pas dégoûtés, comme on dit aux Lilas. Je repense à ce que je brassais en 1977, à l’âge où Rimbaud arrêtait d’écrire, et où moi je m’achetais mon premier cahier, et mes premiers Blanchot : on n’est pas autodidacte, quand Blanchot vous fait personnellement travailler cinq ans d’affilée. Ça s’appelle lire.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 27 avril 2005
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