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2016.02.17 | de notre migration vers une mémoire algorithmique

Rêve très bizarre il y a 3 nuits, dont je n’arrive pas à me défaire. Entre dans la catégorie des « rêves lucides », rêves qui se basent sur l’impression qu’on a affaire à du vécu. Éléments déclencheurs relativement repérables : le coup de fil chaque dimanche à ma mère, où on se confronte en permanence, dans le rire ou l’angoisse, à sa perte de mémoire désormais quasi complète. Ce qui veut dire que le permanent mais banal obstacle qu’est la réminiscence, pour moi-même, est souvent perçu en lien avec cet horizon. Et un autre élément : l’avant-veille, un des étudiants de Cergy, toujours à farfouiller dans les énigmes d’arts et sciences, m’explique la synesthésie temporelle, dont je n’avais jamais entendu parler. Mon emploi du temps est compliqué, parce que chaque rendez-vous inclut une préparation spécifique, et, à l’inverse, d’éduquer certaine capacité d’oubli lorsque l’initiative est passée. Je tiens donc scrupuleusement à jour l’agenda de mon Mac et m’y réfère en permanence, sans chercher à le mémoriser. Dans ce rêve, je cherchais désespérément à retrouver, dans une conversation importante, une ville d’Allemagne où je m’étais rendu pour un stage ou une conférence il y a à peine quelques semaines, étais resté 2 jours et étais revenu. Dans mon agenda passé et à venir, je peux décliner assez facilement ces voyages. D’ailleurs, je m’en souviens maintenant, je venais de découvrir – la journée d’avant ce rêve – avoir accepté d’intervenir le 27 avril au Salon du livre de Genève alors que le lendemain je dois intervenir à Fos-sur-Mer, et donc aurais à faire un voyage triangulaire, ce qui entraîne toujours quelque complication supplémentaire, et surtout encore un peu plus d’absence de chez moi, ce qui est une rançon de moins en moins supportée de la vie précaire. Ce qu’il y avait de nouveau dans ce rêve, c’est que j’y avais intégré ma mémoire numérique : je n’essayais pas de me souvenir directement de ce déplacement en Allemagne, mais j’essayais de mettre en action mes méthodes de recherche habituelles dans l’exercice quotidien de l’agenda : de quelle ville d’Allemagne il s’agissait (mon dernier voyage en Allemagne, c’était Kiel en 2008, et l’Allemagne me manque autant que l’Italie), qui m’y accueillait et quels e-mails avaient servi à organiser, enfin de quoi s’agissait-il, stage ou conférence. Alors se mêlaient des images disparates, le visage de W. qui nous avait si bien reçus à Baltimore, les récents stages à Lyon et Bordeaux, mais la panique grandissait : ce n’est pas l’impossibilité de me souvenir qui me paniquait, mais l’inefficacité de mes méthodes de réminiscence numérique. Je suis persuadé, lisant presque exclusivement numérique (peu d’usage des tables de matière, usage intensif de la recherche d’occurrence), enseignant en permanence en situation connectée (tous les étudiants ou presque systématiquement sur réseau en même temps que le cours, et c’est ce même étudiant cité plus haut qui souvent me sert d’appui : « César, date précise de… César, le titre exact de ce livre de… » et désormais ça ne me gêne pas, j’essaye que ce soit un appui en plus, par exemple les textes dont je parle affichés plein pot en recopie écran derrière moi via le vidéo-proj de l’amphi). Je ne crois pas être déficient du point de vue mémoriel, j’ai même l’impression que ma capacité mémorielle s’est accrue et complexifiée : images et photographies, articles, fictions sur blogs, e-mails ou messages réseaux. Mais elle s’est complexifiée en migrant vers ces supports mêmes. Par exemple, ce qui m’aide à retrouver un article, c’est d’avoir mémorisé inconsciemment le chemin d’accès qui me permet de le retrouver. Je ne mémorise pas la photographie elle-même, mais les différents tagages qui vont me permettre de la faire réapparaître, et il y a l’équivalent de cela pour les textes. Je repense au livre de Frances Yates, « L’art de la mémoire » sur les techniques de mémorisation spatiales ou objectales des peuples anciens [1] : notre mémoire a quitté la bibliothèque. Il y a encore des pans de savoir qui me sont accessibles par ce biais, mais c’est plutôt – très probablement – se souvenir de ce dont je me souvenais avant cette migration vers une mémoire algorithmique, fonctionnement qui s’est accru ces dernières années. J’ai en permanence dans l’école mon ordinateur avec moi : il y a 3 ans, j’avais probablement les mécanismes intérieurs pour mémoriser le trombinoscope des 230 élèves (pas difficile, vu la répartition en 5 promos, et les typologies intérieures à chacune d’elles, notamment : inscrit en écriture, non-inscrit etc). Typiquement, je n’ai plus mémoire de ce trombinoscope globalement, mais mes gestes (le geste de chercher selon le beau titre de chapitre des Gestes de Vilèm Flusser) incluent le chemin qui va me permettre, par mon logiciel mail, par l’Excel des téléphones et adresses mails ou d’autres outils, dont le trombinoscope, de retrouver presque instantanément ce dont j’ai besoin. Une prothèse comme s’était gentiment moquée la même collègue qui m’a fait découvrir le Frances Yates ? Non, puisque l’outil sous aluminium gris est passif si je ne m’en sers pas. Il n’est qu’une interface d’ailleurs pas du tout obligatoire entre moi-même et le réseau : l’ordinateur d’un étudiant, mon iPhone, y suppléeront. Reste que c’est la première fois que cette migration algorithmique – et j’insiste bien : migration qui nous transforme, mais nous augmente – survenait avec évidence dans le rêve même. Ci-dessus : jours qui rallongent, rituelle photo du mardi matin, La Défense vue depuis le RER A, à la sortie de Nanterre.


[1Livre essentiel, mais dont Gallimard comme d’habitude n’a pas jugé bon de maintenir la disponibilité – lisez-le en anglais, version Kindle dispo aussi.

François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 17 février 2016
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