contribution auteur | Christelle M.

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Mini bio et liens à compléter.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 9

source de l’apocryphe
C. est plantée devant la grille. Une grille maintes fois repeintes. Combien cela représente de couches de peinture blanche quatre décennies ? Quatre décennies. C’est si long. Elle en a le vertige. Une voix retentit dans la cour de récréation. Une voix riante et enveloppante, juvénile. La voix de G. C’est ce qu’elle entend à ce moment-là. La voix de G. qui l’appelle alors qu’elle se planque dans les toilettes – la grande duduche la pourchassait à chaque récré avec ses grandes nattes qui battaient l’air. Ce n’est qu’au moment où elle le sent proche qu’elle sort la tête de l’encadrement de la porte et s’aventure hors de son refuge. Il lui tend la main : une main moite d’avoir trop couru en cette matinée de printemps. Elle la serre. Le métal froid de la grille fait sursauter C. La cloche sonne. Des centaines d’enfant se déversent des bâtiments dans la cour. C. tourne les talons avant que l’un deux l’aperçoive.

source de l’apocryphe
Troisième journée dans la filature. Comment l’a-t-on appelé ? Quel est son vrai nom ? D’où vient-il ? Slave de l’Est ou de l’Ouest ? Je reste plantée dans le bureau du contre-maître, accoudée à la balustrade d’où l’on peut surveiller les ouvrières de l’atelier d’un seul coup d’oeil. Un fil jaune d’or tombe de ma manche lentement sur le sol. Je suis du regard sa chute. Le long de la plinthe un papier de bonbon attire mon attention. Il brille collé au sol qu’aucune brise du nord engouffrée par les fenêtres cassées n’a pu arracher de l’endroit. L’enfant a dû le ramasser dans la rue lors de ses longues attentes au feu, à moins que ce soit elle. Elle l’aura gardé précieusement dans sa poche jusqu’au soir. A-t-il mangé d’autres bonbons depuis l’accident ? J’ai l’adresse de madame Cousin dans la poche, cherchée hier sur internet. Ce n’est pas loin d’ici. Je pourrais m’y rendre avant de retourner au bureau.

source de l’apocryphe
J’ai croisé l’aide-soignante mardi dernier. Enfin, j’ai prolongé ma visite – ce que je ne fais jamais – jusqu’à son arrivée. Elle a été surprise de me voir. Un peu embarrassée aussi d’avoir quelqu’un dans ses pattes. Je me suis senti gêné. J’ai attrapé mon écharpe qui pendait sur le dossier d’une chaise de la cuisine. Je l’avais laissée là exprès pensant pouvoir engager la conversation avec elle. Qu’est-ce que je pouvais bien avoir en tête ? Que j’allais échanger des astuces sur les produits ménagers ou évoquer les dernières nouvelles du quartier et que j’en serais venu par je ne sais quels méandres à aborder la poussière sur la carte. Au lieu de cela j’ai marmonné un au-revoir avant de claquer la porte d’entrée. Arrivé chez moi, j’ai parcouru le net. J’ai trouvé des stickers, des pochoirs, des puzzles planisphères, des planisphères à gratter, en liège, en tapis, en porte-manteaux. Je n’en ai trouvé aucun avec la poussière du temps. Il faudra que j’en parle à ma sœur.

proposition n° 8

Martin Masan a la trentaine bien tassée, une calvitie avancée, un ibook pro et des Nike Air. Il est promoteur immobilier. C’est à dire qu’il recherche et achète un terrain à construire. C’est à lui qu’incombe la lourde tâche d’obtenir toutes les autorisations administratives et de trouver les financements auprès des banques. Il est un véritable chef d’orchestre. Il assure le suivi technique, administratif et financier de l’opération. Il veille au chantier, à l’encadrement juridique et réglementaire. Martin est content avec ce projet de 40 logements en plein cœur de Paris, il espère un chiffre d’affaires de 8 250 000 € mais la concurrence est rude, il ne veut pas trop rêver... Sa mère en ouvrant la porte de sa chambre quand enfant installé à son bureau il bâtissait avec ses feutres des cités sous-marine ou spatiale lui disait : les illusions font faire et dire des sottises. Viens manger Martin.

Hamed a grandi rue d’Aubervilliers dans le 19e arrondissement de Paris. Sa mère préparait le meilleur couscous de la cité. On l’a orienté en classe de troisième vers un CAP cuisine. Il prépare les plats qui sont au menu du Kashmir depuis trois ans. Il épluche, émince les légumes, prépare les viandes et mijote les sauces. La plupart des produits arrive déjà travaillé comme les naans, les lassis et les légumes crus sculptés. Il aime épicer les plats avec du masala, du tamarin et de la cannelle. Il dresse avec soin les assiettes, le plus fidèlement aux photos de la carte sinon les clients se plaignent aux serveurs. Debout dans la chaleur des fourneaux, il n’a pas de réels contacts avec la clientèle. A la fin du service, il faut nettoyer et tout remettre en place dans la cuisine. Il sort à l’arrière du restaurant par la porte de service se dégourdir les jambes et fume une cigarette avant de rentrer chez sa mère.

Caroll – alias Marilyn – a débarqué d’Angleterre à Calais en juin 2016 avec ses deux filles. Depuis qu’elle est arrivée à Paris elle se prostitue. Elle est à son propre compte, elle a essayé la rue mais c’est sale la rue et dangereux. Une fille rencontrée dans un hôtel au bord du périphérique lui a conseillé de passer par le net. C’est simple et plus sûr la prostitution hôtelière. En prenant dix clients par jour, elle se fait 1500 €. En quinze minutes on publie une annonce sur Vivastreet. Il ne faut pas annoncer le prix et privilégier l’expression agréable moment plutôt que relation sexuelle. Les annonces de la rubrique service adulte sont payantes ainsi que les options de mise en avant sans cela pas d’appels. Elle y consacre 800 € par mois. En ne mollissant par sur le rythme, cela laisse une belle marge pour elle et ses filles. Si on aime le sexe et l’argent c’est le métier idéal. Le métier ne requiert aucun diplôme, ni qualification, ni expérience, ni même pièce d’identité. Il faut aimer le risque : le taux d’homicide des prostituées est le plus élevé de tous les types d’activité.

Toutes nos condoléances à vos concitoyens du 18e pour la mort à la rue de Vincent à l’âge de 49 ans. Les obsèques auront lieu le 10 mars à 14h30 au cimetière du Calvaire. Il avait son QG sur un banc du square Léon Serpollet. Il a été retrouvé mort dans un local poubelle de la cité, sa chienne couchée à ses pieds. Il portait à son poignet un bracelet d’hôpital mentionnant une identité qui n’était pas la sienne. La police a finalement retrouvé son nom et sa famille. On a alors appris que Vincent avait perdu son père à l’âge de deux ans et, peu après, sa mère partie vivre à l’étranger. Il a vécu en couple, a eu un enfant, puis après sa séparation, il y a douze ans, a trouvé refuge chez un de ses frères, avant de vivre dans la rue de manière très discrète, sans suivi social ni lien avec les associations. Sa chienne Milka a été transférée à la fourrière puis euthanasiée.

proposition n° 7

Je me suis mise à distance (un pas et demi tout au plus) m’asseyant sur le canapé du salon pour étudier l’endroit – qui pour le moment mais depuis peu – m’accueille au moment de l’écriture. Ce n’est pas une pièce mais dans une pièce de la maison où je viens de m’installer. Une maison du bord de mer (en Bretagne) dans un bourg à quelques coups de pédales de l’Océan, moi (!), venant de la ville (la très grande) et après un passage – assez long – dans la campagne charentaise pour cause de sauvetage d’une maison de famille. Depuis que j’avais pris la décision de ce déménagement, je ressassais les figures d’écrivains installés en bord de mer, qu’ils soient de passage dans des hôtels de luxe de la côte d’azur ou douillettement installés sur la west coast les pieds dans l’eau pacifique. Je les rêvais (et moi-même) écrivant sur la plage, lisant dans les dunes face aux vagues. J’y établirais donc mon bureau, habituée jusque-là à des espaces nomades pour gribouiller à l’occasion quelques mots (parfois des phrases, rarement un paragraphe). Mais c’était sans compter le vent qui balaye les pages et soulève le sable, les chiens qui viennent au mieux vous renifler sinon vous menacer de leurs aboiements, le soleil qui éblouit et les positions inconfortables assises, allongées sur le côté puis sur le ventre provoquant l’ankylose d’un bras ou la raideur du dos. C’était sans compter sur l’océan et son horizon qui vous happe dans des rêveries (trop souvent stériles pour ma part). Non, décidément écrire face aux vagues c’est possible mais confortablement installé sur une terrasse ombragée ou abritée derrière la baie vitrée d’une bicoque qui donne sur la plage. J’ai donc dû me replier chez moi, dans le petit pavillon du bord de la route de l’entrée du bourg. J’ai emporté de la maison de famille que peu de choses. Les vieilles lingères, buffets et autres armoires campagnardes robustes ne logeant pas dans l’actuel 70m² (autant dire une tiny house pour quatre personnes). Le problème allait être de loger tous ces livres : empilés sur les marches de l’escalier, garnissant le vaisselier du salon boisé reconvertit en bibliothèque, les étagères du bureau de l’arrière-grand père ou posés sur les manteaux de cheminées par paquets de huit-dix livres ne semblaient pas représenter un si gros volume. Il a pourtant fallu opérer un choix. J’en ai offerts (beaucoup et soigneusement choisis) à mes amis, j’en ai donnés à la bibliothèque du village et à Emmaüs, j’en ai stockés des cartons chez mon père et emporté le reste avec moi : les Carver, Selby Junior, Cortazar, Kasischke, les Fante, Cortazar, Duras, Ndiaye, les Beauvoir et les Colette de mon adolescence, les Bobin, Calvino, les noirs de Goodis, les Mauvignier, Toussaint, Oster, les Combet, Barthes, Sontag, les poèmes de Plath, tous les Minuits, tous les Caroline de mon enfance et de celle de mes enfants, les Ungerer et les Ponti. Ils ne sont pas sur des étagères au mur car j’y ai accroché des gravures. Face à moi (qui pour une fois écris assise sur le canapé du salon ) la gravure de Caroline Weith intitulée Les Idées rouges : une peinture rupestre entre traces, hiéroglyphes et graffitis. On peut s’y perdre de longues minutes soit parce qu’on la regarde dans sa globalité (et l’oeuvre est grande) soit parce qu’on suit une ligne rouge qui en croise une noire et se perd dans une empreinte blanche : un vrai labyrinthe. Heureusement qu’elle n’est pas face à moi quand j’écris. Je me disperse facilement. Je vais d’ailleurs me lever pour replier la couverture en laine qui traîne négligemment sur le canapé puis j’irai aux toilettes et boire un verre d’eau avant de reprendre mon poste de guet.

Vous voudrez bien m’excuser pour cette si longue absence mais me rendant à la cuisine pour me désaltérer, j’ai aperçu l’heure sur le four et me suis rappelée – fort heureusement – du rendez-vous imminent avec ma conseillère pôle emploi. C’est avec empressement que j’ai enfilé un jean et une chemise. Ma conseillère s’est montrée très compréhensive de mon parcours. Mes expériences professionnelles éclectiques (sans queue ni tête en apparence) montrant bien que je n’avais aucun plan de carrière en tête, elle s’est retenue de me demander ce que je cherchais comme emploi. Je lui ai dis : J’écris en lui tendant une feuille. Elle s’est montrée plus encombrée par la poésie que par mon CV : une poésie brutaliste comme l’a qualifiée un ami, que je reproduis ici (en partie) cela rentrant totalement dans mon observation puisqu’elle est affichée sur le mur auquel est adossé ma table d’écriture. J’ai reçu une offre d’emploi :

Assistante de direction / rose des vents

Attaché commercial / les liens qui libèrent

Collaborateur expertise expérimenté / C.E.E.

Contrôleur de gestion / poinçonneur de paie

Exploitant / Ça va trop loin !

Commercial sédentaire / terre brûlée

Développeur / en chambre noire

Technicien de maintenance / stoïcien intense

Chargé d’affaires / porte manteau

employé polyvalent / ployé sous le vent

Chef de marché / péripatétique radical

Chef de chantier / La travaillata lalalala

Je suis revenue du rendez-vous sans emploi et avec la certitude que je ne me résoudrais pas à entrer dans un bureau au sein d’une boîte pour manager une équipe ou faire partie d’une team malgré mes compétences et l’indéniable qui consiste à nourrir mes deux enfants. Gratouiller ces cahiers ne me laissant que peu d’espoir de remplir cette dernière obligation, je prépare des cours sur la Chine de Mao et les accords de Bretton woods en attendant que le rectorat veut bien enfin valider mon bien trop vieux diplôme selon eux. Je ferai de l’intérim. Je me marierai pour que quelqu’un d’autre subvienne à nos besoins, pour que je puisse continuer à m’asseoir sur le fauteuil en velours bleu à roulettes tout neuf - acheté à Casa ou Fly - devant ma table en bois où je pose entre l’ordinateur, l’imprimante, la tasse à café, les derniers dessins des enfants et le pot à crayon de stylos bleus inkgel : le carnet d’écriture. C’est en décidant de faire de l’écriture un acte quotidien, de m’y tenir, de me répéter écris, écris encore, que j’ai aménagé cet espace. Écrire avant, là-bas dans la très grande ville ou dans ma vieille maison de famille, était un acte nomade surgissant dans les moments où le trop plein de la vie et des autres me débordait, cela ne nécessitait pas d’espace à soi. Avec l’écriture quotidienne est venu l’espace à soi. Avec l’espace à soi sont venus les carnets et les stylos. J’ai une table d’écrivain.

proposition n° 6

Elle voit que dalle. L’endroit n’est pas vide, il est simplement plongé dans le noir. Quelqu’un pourrait allumer la lumière, ouvrir les volets ou gratter une allumette ? Il ne peut pas n’y avoir rien. Le corps emmuré, la langue coupée, les yeux clos. Rien n’éclaire les souvenirs. Les souvenirs s’inventent, ils bâtissent une ville métropole : des millions de vies, une cité – pompeusement appelée Villa – dans un quartier cosmopolite : des synagogues jouxtent des boucheries halal et des restaurants pakistanais. Et cette maison bourgeoise menacée de démolition qui porte une inscription gravée dans les pierres de taille du nom de l’architecte et de la date de construction. En 1807, la chambre à l’étage était cossue, pas de commodités mais un bidet. Les meubles ne sont pas ceux de l’époque. Trop de passages, de squats, de vols pour qu’ils soient encore là. Il reste une chose de cet intérieur du dix-neuvième, une chose qui n’a pas semblé intéresser les occupants successifs de la pièce ou qu’ils n’ont même pas remarquée. Il est si discret accroché au mur. Il ne doit pas mesurer plus de quinze centimètres. Un crucifix sombre, en bois ou en bronze, portant Jésus, bras écartés, mains clouées, la tête appuyée sur son épaule, la visage incliné, les yeux tournés vers le ciel, immobile. Autour de ce périmètre d’où jaillit la lumière du corps nu de Jésus, l’homme-dieu, son corps à elle qui s’est fait le relais, interprète fidèle et consentante de la masculinité. Il la baise. Elle parle fragments, débris, reste. Elle est l’objet qui provoque l’excitation, le mépris, la condescendance. Il frappe ses seins, pilonne ses fesses. Elle est un tunnel éteint. Il la traverse, la perce jusqu’à son utérus. Son sexe béant et son sexe dur. Il lui grimpe dessus s’accrochant à ses épaules, griffe ses reins, fouette ses cuisses, pince ses joues. Son corps est muet, un passage par lequel on pénètre comme une mécanique de précision bien mouillée. Son corps plastique jouit avec un sexe désintégré, inconsciente à l’intérieur. Il jouit de lui-même, s’admirant dans elle. Il s’arrête pour fumer une cigarette qu’il écrase sur son avant-bras. Leurs sexes anonymes, vidés d’identité, sont lavés par ses mains, ses attouchements pourraient être perçus comme des caresses s’ils n’étaient effectuer pour priver sa vulve de toute mémoire. Immobile, bras croisés autour de sa poitrine, mains posées sur ses épaules, pieds nus sur le bitume, tête levée vers la maison, regard tourné vers les fenêtres de l’étage, elle rit, la lumière jaillit de son corps nu à elle, la femme-objet.

proposition n° 5

Une femme en chemise de nuit est penchée à sa fenêtre, un châle jeté sur ses épaules. Un homme dort dans la pièce derrière elle. –- Jocelyn, viens voir. -– Jocelyn ! … –- Quoi !? – Viens voir. L’homme encore allongé dans son lit, se relève sur un coude. – Mais il fait nuit bibiche. Elle se retourne vivement. -– Y a une fille nue sur le trottoir d’en face. –- Comment ça ? Nue sur le trottoir ? Il ne bouge pas. La femme au chignon gris répète –- Y a une fille nue sur le trottoir. Il rejette la couverture et s’assoit dans le lit. –- Elle dort ? La femme s’est remise à la fenêtre et lui tourne le dos. –- Non. –- Qu’est-ce qu’elle fait ? –- Elle regarde la maison. –- Ah !... La nôtre ? –- La vieille maison d’en face. Il se frotte le crâne. – Elle est toute nue ?... Elle doit avoir froid. –- Oui sûrement, les nuits sont encore fraîches. Elle s’accoude à la balustrade et se penche un peu plus. Elle ne touche plus le parquet que par la pointe de ses chaussons –- Qu’est-ce qu’on fait ? –- Comment ça « Qu’est-ce qu’on fait » ? –- la femme retombe sur ses pieds. –- Je te rappelle qu’il y a une fille nue en bas de chez nous. –- Elle est en bas de chez nous ? Elle a traversé la rue ? Il allume la lampe de chevet et se met à chercher ses lunettes qu’il a dû ranger dans le tiroir. –- Non. Elle est toujours à regarder la maison. -– Elle fait quoi ? –- Rien. Elle regarde les bras croisés sur la poitrine. Une sirène se fait entendre sur le boulevard. Il chausse ses lunettes. La femme penchée à nouveau au-dessus de la balustrade regarde à droite vers le boulevard puis à gauche vers la cité. … –- Alors ? –- Alors quoi ? –- Qu’est-ce que tu as vu ? –- Rien. Il fait nuit. Les gens dorment. Il tapote sur les oreillers –- Tout à fait et ils ont bien raison. Viens te recoucher bibiche. Il enlève ses lunettes pour les remettre dans le tiroir. -– Mais Jocelyn ! Son bras retombe sur son genou. -– Qu’est-ce qu’il y a ? -– Voyons. Il y a une fille nue. Dans notre rue. En pleine nuit. Et elle reste là. En se retournant, le chignon de la femme se défait et laisse pendre une mèche grise le long de son visage jusqu’à son épaule. –- Oui tu me l’as déjà dit plusieurs fois. Que veux-tu que j’y fasse ?

proposition n° 4

Les volets de fer à la peinture orange écaillée de la maison qui donnent sur la rue sont clos. L’herbe pousse dans l’interstice entre le bitume du trottoir et le mur crépi. La porte est fracturée. Si on entre, le couloir est tapissé : une scène de jeux d’enfants. Une petite pleure bruyamment dans ses souliers vernis crottés, une fille la suit la bouche grande ouverte. Une poupée est couchée sur le dos dans l’herbe. Un garçon plus jeune est grimpé sur le dos d’un plus grand, il tient un fouet dans sa main droite et le pull de sa monture dans l’autre. Deux pièces obscures ouvrent sur des relents d’humidité, de bois vermoulu et de cendres refroidies. Le couloir contourne un espace extérieur. Sur toute une longueur le pan de mur est vitré à mi-hauteur, jusqu’au plafond. La cour intérieure est sauvage, les murs sont piqués de moisissures, les fientes de pigeons recouvrent les feuilles des arbres poussés au hasard. À gauche, un escalier en bois foncé et dessous une porte, une tête de poupée fait office de poignée. Si on monte, la dixième marche est cassée, il faut poser le pied très à droite, de la rambarde moulurée à laquelle il faut se tenir tant les escaliers sont raides et les marches hautes. Une ampoule pendouille, son abat-jour grenat aux fanfreluches mordorées vacille ; si on tend le bras en poussant sur ses pieds on peut l’effleurer. Le bois craque sous la poussée du corps. Le plâtre du mur colle aux doigts qui s’enfoncent, quand on appuie plus fort de légers creux forment cinq petites collines. Sur le palier, se dresse une comtoise au mécanisme absent ; si on regarde par le losange découpé dans la porte, on distingue un tissu provençal jaune qui recouvre l’intérieur du meuble. Le froid pénètre dans la pièce par une des deux fenêtres aux vitres cassées et saisit la chair du visage, du cou, des mains. Un des volets claque. L’autre est coffré. La faible lumière éclaire le lino beige au sol. Dans le coin gauche, un lit en métal bleu, à l’opposé une chaise en paille, meublent l’espace. Sur la droite une pile de journaux ficelés et un bidet crasseux au dépôt calcaire épais brun. Les murs blancs, quelques traces noires et des coulures rouges à hauteur d’un torse d’homme et sur les plinthes, près du lit et du bidet. Du fond de la pièce où se situe le lit, si on regarde, on voit un crucifix accroché à ras du plafond, sobre, tout en bois, la croix et Jésus, si bien qu’ils se confondent, il faut que la lumière soit celle du soir pour les distinguer. De l’autre côté de la cour, l’eau dégouline sur le toit moussu de la partie de la maison qui donne sur la rue.

La voisine du bout de la rue y dépose régulièrement des pâtés et croquettes pour les chats du quartier.
Les jeunes de la cité y traînent pour boire quelques bières mais ne restent jamais longtemps, plus attirés par l’animation du boulevard proche.
Un SDF, Vincent, y a élu domicile quelque temps. Il avait une grande chienne genre boxer qu’il promenait à heures fixes. À croire que la pendule fonctionnait à nouveau ou qu’il avait une montre (peut-être bien).
Des promoteurs sont venus la visiter un printemps. Ils avaient de grands rouleaux de papiers sous les bras, des attachés-case dans les mains et de biens jolis costumes.
Les pompiers y sont intervenus. Une fumée noire montait par-dessus les toits. Dans la cour des pneus brûlaient. Ils ont eu peur que le feu se propage ; surtout monsieur Tang qui a les deux restaurants du coin.
Des touristes la photographient. Ils cadrent sur la porte fracturée ou ils la prennent en entier. Certains posent même devant.
Hamed, le cuisinier du Kashmir, se dégourdit les jambes en fumant sa cigarette après le rush du midi. Avant de faire demi-tour, il s’y arrête quelques instants et remonte par le trottoir d’en face.
Les enfants Gomez faisaient des allers-retours en vélo, en trottinette, en skateboard ; ils ont grandi, leurs scooters les ont emmenés plus loin.
Une prostituée y a fait le tapin. La concurrence du boulevard est rude. Les clients se bousculaient pas au portillon. Mon mari était trop vieux et monsieur Gomez travaille comme un âne, il rentre éreinté à plus de 22 heures. Alors son commerce a périclité.
Un petit matin, une jeune fille en est sortie. Elle n’avait pas de chaussures et l’air hébété. Elle s’est retournée vers la maison. Elle est restée longtemps ainsi comme si elle voulait mémoriser ce qu’elle voyait mais qu’elle devait faire un grand effort pour y parvenir.
Se réveiller dans une maison inconnue, c’est sordide. Ce qu’on ressent est sordide. Elle est nue et il fait froid. Elle a tellement mal au crâne. Bon dieu qu’est ce qu’elle fait là ? Y avait ce type place du Châtelet qui distribuait des tracts ils ont discuté quelques minutes et se sont donné rendez-vous le soir dans un bar rue des Cannettes. Tour de passe-passe : elle se retrouve quelques heures plus tard sur ce trottoir. Magie noire. J’ai lu dans un livre de science-fiction que, dans la société parfaite qu’ils bâtissaient, ils effaçaient de la mémoire des gens les traumas du passé. Je ne sais plus ce qu’il se passe ensuite, mais je me souviens qu’au final c’était pas une bonne idée.

Retrouver la mémoire pour reconstituer l’histoire de la pièce au lit en métal : déterminer un périmètre et cartographier les lieux : noter les rues adjacentes, le boulevard, répertorier les panneaux de signalisation et les odeurs, les enseignes des boutiques et les noms sur les boîtes aux lettres, les craquelures du bitume du trottoir et de l’asphalte de la route, compter le nombre de fenêtres et d’étages. Faire appel à l’aide extérieure : photos, vidéos, lettres, témoignages, expériences similaires. Sillonner les rues le soir, le matin, surtout au petit matin. Si on pousse toutes les portes, quand c’est possible, on pénètre plus profondément dans le noir, dans les souvenirs. Si on hésite : choisir de ne pas aller plus loin pour ne pas vivre – à nouveau – ces moments. Pourquoi plonger dans les trous noirs de nos vies, ceux dont rien ne subsistent hormis des flashs et des détails grotesques ? Laisser le passé en miettes, à l’ombre des murs, replier les cartes, cesser d’arpenter. On pourrait en rester là, sur le seuil.

Si on interroge le psychiatre, Dan Vlat : « Un pan de leur existence leur a été volé. Les victimes vivent avec des bribes de souvenirs. », selon le président de l’association VSF : « Il est difficile de tout raconter quand on ne se souvient de rien. », le scientifique du laboratoire d’analyses déplorerait le manque de suites judiciaires. Je dirais : « Après c’est le trou noir. » Le documentaire ferait un carton, je le déclinerais en livre de développement personnel, en programme télé genre « Confessions intimes » qu’on intitulerait « Comment réparer une mémoire perdue ».

proposition n° 3

Bambi, jeune faon, apprend à vivre dans la forêt avec l’aide du lapin Panpan après qu’un chasseur a tué sa mère. Les autres animaux l’initient à la vie.

Bambi, faon orphelin, rencontre un loup qu’il persuade de l’aider à venger sa mère. La meute attaque le village où vit le chasseur et devore tous les enfants.

Après la mort de sa mère, Bambi trouve refuge dans une grotte. L’ours, dont c’est la tanière, tolère le jeune faon qui grandit sauvagement à ses côtés.

Une vieille femme recueille le jeune orphelin. Bambi se dévoue pour elle et ne revient plus jamais à la vie sauvage.

proposition n° 2

Attablée devant un expresso, elle porte un manteau de laine à carreaux, un pantalon rayé bleu. Ses cheveux sont attachés en chignon. Son sac à main pend par la bandoulière à la chaise en bois vernis.
Il a les yeux cernés de ceux qui ont fini tard et commencé tôt leur service. La silhouette lourde. Il porte une barbe grisonnante et broussailleuse. Sale.
Derrière les vitres, le noir opaque. Pas celui d’une nuit sans lune, mais le vide noir. Pas de choc d’une cuillère sur une tasse, de crissement d’un tabouret sur le carrelage, de tintement d’un verre sur le zinc. Le son est coupé.
Elle est la seule cliente. Ils ne se regardent pas. Les plafonniers allumés au-dessus du bar laissent une grande partie de la salle dans la pénombre.
Il prend une cigarette et se sert un verre de vin.

On entend Didier Lockwood Jour de pluie.

Assis en face d’elle, il dit : j’ai arrêté de boire y’a onze ans. Ulcère. Elle sourit et regarde son verre. Elle dit : vous avez de belles mains.
Il pleure trop de putains de coups reçus et rendus dans sa chienne de vie.

Symphonie numéro 5 de Malher.

Un matelas est posé sur le sol au milieu des tables et des bouteilles vides. Nu dans ses bras, son sexe encore chaud et humide. Il dit : tu es une gentille fille pas une de celles qui continuent de jaqueter même après avoir été bien baisée. Je m’appelle Heinrich.

Requiem de Brahms.

Une voix sort d’une bouteille renversée : « Tu veux bien sauver ce pauvre Heinrich ? » D’une autre bouteille : « Heinrich t’a fait jouir hein ? Sors le de là. » D’une flûte de champagne : « Le vieux Heinrich a encore de beaux restes. Je t’écrirai des poèmes. »
Des cadavres de la nuit montent les plaintes des minuscules Heinrich emprisonnés.

Elle se lève, prend une bouteille de whisky, la fracasse contre le mur. Casse, lance, éclate verres et bouteilles. Elle dit : t’es un vieux dégueulasse et elle écrase la vermine qui grouille au sol.

proposition n° 1

Une image un peu triviale ! rien de plus simple – une image sans grande originalité... bon sang comprendre l’évidence d’une situation banale. Chacun a pu dans sa vie quotidienne la rencontrer à un carrefour. Aussi bien dans un hall d’immeuble, un wagon de métro et même dans une salle de réunion. Bien entendu qu’il se passe des choses triviales dans les immeubles de bureaux. Ce sont des hauts lieux de trivialité ; la machine à café, la photocopieuse, l’ascenseur et les salles d’archives. Je ne les fréquente que peu, pas par mépris ou dégoût. C’est grâce à une intuition qui m’a été très tôt révélée, une petite voix : tiens-toi éloignée des bureaux. Je m’y suis toujours tenue !

Tout se bouscule. C’est fécond et stérile. Dégoulinant sous les bras et sec à l’entrejambe. C’est sans désir et sans voix. Rapide comme un bolide. Insaisissable. Une tourbe lourde qui colle aux fibres, s’agglutine, bouche les trous. Trouve un accès, s’insinue dans les interstices. Continue son chemin, bifurque, choisit les plus petites nervures, fait tâche d’huile. Un tout-ensemble, les miettes de pain et la table, le hasard et la vie, Roméo et Juliette. Tout UNIQUE. Pour lire UN ou NIQUE, le début ou la fin.

On m’emmène la voir. Elle ne peut plus parler. Nous ne disons rien mon frère et moi. Elle écrit mal, avec lenteur. Je me moque. Elle n’a plus que de rares cheveux sur la tête et des larmes sur ses joues. Elle me fait peur. On m’oblige à m’approcher d’elle. On rentre à la maison. Elle meurt. Elle m’est une étrangère. J’étais sa fille.

J’aime la sensation d’aveuglement de l’été. Quand on arrive du dehors, ce moment où on pénètre dans la pièce sombre.

Avec ses charentaises à la semelle de feutre trouée au niveau du gros orteil, Paul déambule dans le couloir. Cela fera dix ans demain. Dix ans. Il le sait car il a vu le calendrier dans la salle de garde.

Le Côtes-du-Rhône, débouché dans l’après-midi pour l’aérer, fera descendre le rôti trop cuit. Ils rient. La soirée finira tard sûrement autour d’un cognac.

Il dit : le fantasme de toi est dans mon corps. Elle dit : la côte est magnifique, surtout quand la mer est agitée. Sa tête penche légèrement, elle doit être prise d’un léger vertige car elle porte une main à sa tête. Elle referme sa main sur le sable qu’elle lui jette au visage.

Une femme est assise sur le banc du petit parking du bout de la presqu’île. Un goéland s’envole de la jetée. Elle n’a pas bougé. La pluie fine lui colle les cheveux au crâne.



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1ère mise en ligne 19 décembre 2018 et dernière modification le 8 mars 2019.
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