Bernard Dudoignon | Orphéons

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L’AUTEUR

35 ans en compagnie de la photographie regarder, cataloguer, acheter, vendre. Été 2021, rencontre de l’écriture, audace de raconter avec des mots que je trouvais superbes chez les autres.

LE TEXTE

Journal de Pierre Loti, 24 juin 1905 : « Concours d’orphéons à Rochefort, une quarantaine de sociétés musicales de tout le Sud-Ouest ; la ville nuit et jour pleine de bruit, de chants, de défilés : l’Internationale et le drapeau rouge. Et pendant ce temps-là, l’angoisse de la guerre, qui se prépare à la frontière d’Allemagne. »

 

Bernard Dudoignon | Orphéons


Dimanche, s’il fait beau, on va au cimetière. Et il fait beau ! ciel bleu vif zébré de martinets, lumière atlantique. Ils remontent la rue, longent les remparts, attrapent le cours ; fillettes en robe sombre, garçons au cerceau, femmes en robe longue, hommes en chapeau ronds, quelques canotiers. Un après-midi de repos, de rencontres, de parlottes pour rien entre deux semaines inintéressantes parfois épuisantes. Ils marchent entre les arbres tout jeunes encore, alignements prometteurs, feuilles vert tendre. La plus petite court devant, robe bouffante, tache claire, cheveux au vent, bouille ronde adorable. — Lili, ne t’en vas pas, viens ici. Les cris des enfants couvrent ceux des martinets là-haut. Un garçon perché sur des échasses, deux militaires bombent le torse ; les journaux parlent de guerre, de revanche, cette fois on les aura. L’ainé, neuf ou dix ans, costume marin blanc col bleu grand ouvert sur une chemisette ras du cou, déjà petit homme, le bout des manches bleu assorti au col, le pantalon serré au-dessus du genou, encore enfant. Il a vu son copain tomber de ses échasses, il court vers lui en riant aux éclats. De la musique vient de la ville, derrière les remparts. Ah oui, ce dimanche c’est le concours de fanfares sur la place. On y passera en revenant. Au bout du cours, la rue diagonale déjà bordée de quelques petites maisons du faubourg, la plupart à rez-de-chaussée. Ils vont visiter la sœur et le frère morts trop tôt. Recueillement, la petite dans les bras de son père comprend qu’il faut arrêter de gigoter ; — comme toi, tout petits — dans ces grandes boites en pierre, on va les voir ? — on va se taire et on s’assiéra pour leur parler doucement, ils vont nous entendre ; silence des robes blanches sur fond de tombes blanches, plafond de ciel bleu, elle en noir de la tête aux pieds, en deuil encore.

Mains à plat sur la pierre, ils ferment les yeux, tendent l’oreille, bougent les lèvres. Elle se demande ce qu’ils peuvent bien raconter à ces invisibles inconnus. Elle, ce ne sont pas ses enfants qu’elle rencontre, c’est S., le prétendant mort à la guerre lointaine. Il lui parle de la vie qu’ils auraient eue, des voyages qu’ils auraient faits. C’est son ange gardien, il lui raconte qu’il n’est pas vraiment mort, qu’il navigue sur un vaisseau fantôme, il l’attend. On y va ? La cadette commence à remuer, elle en a assez de cet échange muet, murmure spectral avec un frère et une sœur qu’elle n’a même jamais vus en vrai.

Oui, allons y. Les trois enfants courent à nouveau, la corvée est passée on peut rire, jouer plus librement. La musique là-bas se fait plus précise, le concours a commencé. Ils connaissent presque tous les airs, parfois les paroles. Sur la place, une dizaine de couples farandolent en hurlant Gais et contents, nous marchions triomphants En allant à Longchamp le cœur à l’aise… Tout le monde se joint à la chenille sauf elle qui regarde avec tendresse assise au pied du kiosque sur lequel l’harmonie de Fouras déroule son répertoire. Trombone, tuba, accordéon, deux saxophones, trompette, contrebasse. Il fait chaud, les enfants rient, on est bien. La musique, les cris transportent sa cadette à l’air si fragile et si triste parfois, elle danse avec son frère, chante avec tout le monde Sans hésiter car nous allions fêter Voir et complimenter l’armée française. Une autre fanfare a pris la relève, le ton a changé, groupons-nous et demain. Sur le kiosque des drapeaux rouges ont surgi on ne sait d’où, par terre des poings levés damnés de la terre nous ne sommes rien, soyons tout. Les couples continuent à tourner valse, polka piquée, marche sans se soucier de ce qui se joue là-haut. Elle ne connait pas ces paroles, trouve ses enfants beaux dans leur modeste tenue du dimanche. Il vient la chercher — Ça va ? Tu veux danser ? — Oh oui ! sera le genre humain. De ce que lui raconte son fantôme, elle ne croit rien. A lui, elle n’en a jamais rien dit, il ne comprendrait rien à ses rêves, c’est un homme, simple et elle n’a pas les mots pour ça, pour expliquer qu’elle parle à un fantôme et que ça l’aide à vivre, que ça leur rend la vie plus facile.

Il est tard, il faut rentrer. Une polka vient de commencer, ils se tiennent par les épaules, dansent au milieu de la rue Viens poupoule Viens poupoule, viens Quand j’entends des chansons Ça m’rend tout polisson...

 



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1ère mise en ligne et dernière modification le 4 octobre 2022.
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