Daniil Harms | Faits divers (1933-1939)

l’urgence de Harms, c’est aussi la question même du livre


Pas d’intervention sur le livre et les mutations en cours où je n’évoque, un moment, Daniil Harms. Et rarement de cycle d’enseignement où on n’aille pas non plus le rejoindre. Évidemment, parce que lecture tellement forte, dérangeante : les maîtres du fantastique ont cette agilité de danseurs. C’est un Kafka, ailleurs, avec une autre charge.

À preuve ce si riche destin éditorial : traduction chez Bourgois, traduction intégrale chez Verdier, et le comble (mais est-ce que ce n’est pas une histoire à la Daniil Harms ?), l’ensemble de textes de Harms traduits par André Markowicz – et moi je les garde précieusement – et qu’André ne veut pas publier, alors que ce sont ses rouages, ses incises de grammaire, son chant et son élégance – tout simplement parce que, sur des textes aussi courts, ses traductions ne peuvent pas être suffisamment différentes, à ses yeux, pour une publication. Et donc même ici je ne les utiliserai pas [1]. Destin théâtral aussi, mille fois pris et repris : et qui a lu une fois Harms en public à un auditoire sait pourquoi.

Sa vie : écrasée. Comme celle de Mandelstam. Staline. On a laissé ces types mourir de faim, de dénuement (pour Mandelstam, la violence encore plus extrême, mais je ne sais pas s’il y a une hiérarchie d’extrêmes). Donc, les papiers de Daniil Harms sauvés du camp, dans une valise. On écrit sur ces bribes de feuilles parce qu’on n’a rien d’autre. L’absurde qu’on conquiert dans ces textes extrêmes, c’est la folie, l’absurde et l’extrême du système qui vous brise sans recours.

Le lien avec l’histoire du livre ? En 1974, quand Harms a pour la première fois été publié en russe, dans son pays et dans sa langue, tous les Russes savaient ces textes par coeur. Littérature sans livre, littérature susceptible de devenir telle sans le support du livre.

Tout petits extraits, et notre salut à ses pieds, Daniil Harms. Voir aussi Poezibao ou le Cabinet de curiosités.

 

Maltonius Olbren


Sujet : un homme désire s’élever de trois pieds au-dessus de la terre. Il reste des heures en face de son armoire. Sur l’armoire, il y a un tableau, mais on ne le voit pas : l’armoire gêne. Beaucoup de jours, de semaines et de mois passent. Chaque jour, l’homme essaye de s’élever dans les airs. Il n’y arrive pas, mais par contre il commence à avoir une vision, toujours la même. Il perçoit chaque fois davantage de détails. L’homme oublie qu’il voulait s’élever au-dessus de la terre et s’adonne totalement à l’étude de sa vision.

Et voilà qu’un jour la bonne, qui faisait le ménage dans la chambre, lui demanda de décrocher le tableau afin de pouvoir le dépoussiérer. Lorsque l’homme monta sur la chaise, il jeta un coup d’oeil sur le tableau et vit que celui-ci représentait ce qu’il voyait dans sa vision. Il comprit alors que depuis longtemps déjà il s’élevait dans les airs, qu’il restait suspendu devant l’armoire et voyait ce tableau.

À faire.

15 novembre 1937.

 

Contte


Il était une fois un homme qui s’appelait Sémionov. Un jour, il alla se promener et perdit son mouchoir. Sémionov se mit à chercher son mouchoir et perdit sa chapka. il se mit à chercher à chapka et perdit sa veste.

Il se mit à chercher sa veste et perdit ses bottes.
— Eh bien, dit Sémionov, comme ça je m’en vais tout perdre. Je vais plutôt rentrer à la maison.

Sémionov s’en fut chez lui, et se perdit.
— Non, dit Sémionov, je ferais mieux de m’asseoir un petit moment.
Sémionov s’assit sur une pierre et s’endormit.

 

Un homme roux


Il était une fois un homme roux, qui n’avait d’yeux ni d’oreilles. Il n’avait pas non plus de cheveux et c’est par convention qu’on le disait roux.

Il ne pouvait parler car il n’avait pas de bouche. Il n’avait pas de nez non plus.

Il n’avait même ni bras ni jambes. Il n’avait pas de ventre non plus, pas de dos non plus, ni de colonne, il n’avait pas d’entrailles non plus. Il n’avait rien du tout ! De sorte qu’on se demande de qui on parle.

Il est donc préférable de ne rien ajouter à son sujet.

 

Sans titre


Y a-t-il quelque chose sur terre qui ait une signification et qui puisse même changer le cours des événements non seulement sur terre, mais également dans d’autres mondes ? ai-je demandé à mon maître.
— Oui, m’a répondu mon maître.
— Eh quoi donc ? ai-je demandé.
— C’est... , a commencé mon maître, mais soudain il s’est tu.

J’étais là, et j’attendais avec impatience sa réponse. Et lui se taisait.

Moi aussi, j’étais là et je me taisais.

Lui aussi se taisait.

Moi aussi, j’étais là et je me taisais.

Et lui aussi se taisait.

Nous étions là tous les deux et nous nous taisions.

Oh, la la !

Nous sommes là tous les deux et nous nous taisons !

Ouh lou lou !

Oui, oui, nous sommes là tous les deux et nous nous taisons.

16/17 juillet 1937.


Repris des Écrits, éditions Christian Bourgeois, traduction Jean-Philippe Jaccard.

[1Allez, je triche : non pas Harms, donc, parole engagée. Mais un autre des absurdistes, l’extraordinaire Vvedenski (né quelques mois avant Harms, tué par Staline en 1941, quelques mois avant Harms, tous deux avant leur 37 ans). Il y a bien 8 ans que cette traduction d’André Markowicz est dans mon disque dur, c’est assez de péage dans l’envie de partage !

Vvedenski | Conversation sur une course dans une chambre

traduction d’André Markowicz

Trois hommes couraient dans une chambre. Ils discutaient. Ils se mouvaient.

Le premier. La chambre ne court pas. C’est moi qui cours.
Le deuxième. Autour des statues, autour des statues, autour des statues.
Le troisième. Il n’y a pas de statues. Regardez, il n’y a pas de statues.
Le premier. Regarde, il n’y a pas de statues.
Le deuxième. Notre consolation, que nous avons une âme. Regardez-moi, je cours.
Le troisième. Fauteuil coureur, divan coureur, maison coureuse.
Le premier. J’ai l’impression que tu te trompes. A mon avis, nous sommes les seuls à courir.

Trois hommes siégeaient dans un jardin. Ils conversaient. Au-dessus d’eux, dans l’air, volaient des oiseaux. Trois hommes siégeaient dans un jardin vert.

Le deuxième.
La nuit, j’aime être au jardin vert,
Admirant l’astre-étoile en l’air.
En calculant dans le cerveau
Combien de nous mourrons pour l’an nouveau.

Puis, entendant l’oiseau cui-cui
Et du visage humain le bruit
Et le grand cri de la mère ourse,
Se lever et faire un brin de course.

Trois hommes se dressaient sur un sommet de montagne. Ils parlaient en vers. Pour les mouvements accentués, il n’y avait ni la place ni le temps.

Le troisième
J’aime aussi sur un mont alpestre
Penser à l’écorce terrestre
Elle est très noire, elle est rugueuse
Mais sa puissance est très affreuse.
L’air est là. Vieux et gris et lourd.

Air, mon cher voisin, bonjour.
J’étreins le haut, je pense à Dieu.
Je le sens à une lieue.

Ils étaient trois à se dresser au bord de la mer. Ils conversaient. Les vagues les écoutaient dans le lointain.

Le premier.
Longtemps je regardai la mer,
Considérant son gouffre amer,
M’interrogeant sur son homophonie
Avec le Grec Homère.
Je le compris : la mer est un verger
Dont l’hexamètre est un courant qui lève
En nous l’envie de nous coucher
Pour faire un peu la course avec les rêves.

Trois hommes couraient dans une chambre. Ils conversaient. Ils se mouvaient. Ils s’examinaient.

Le deuxième. Tout est là comme avant. Rien n’a couru dehors.
Le troisième. Nous sommes les seuls qui voudrions courir. Je vais sortir une arme. Je vais agir sur moi-même.
Le premier. Je ris. Que feras-tu ? Le pistolet, la noyade ou la corde ?
Le deuxième. Oh, ne ris pas ! Je cours pour que tout s’achève plus vite.
Le troisième. Quel toqué ! Il court autour des statues.
Le premier. Si tu nommes statues tous les objets, alors oui.
Le deuxième. Je nommerais statues les étoiles et les nuages immobiles. Quant à moi, je nommerais.
Le deuxième. Je le sais, j’ai fait du suicide sur moi-même.

Trois hommes sortirent d’une chambre et montèrent sur un toit. A quoi bon, pourrait-on croire ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 22 janvier 2005 et dernière modification le 15 juin 2011
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