Cantarella + Serra | de la présence

naissance d’un cinéaste : 1h podcast avec Albert Serra au 104


Albert Serra, 34 ans, parle français parfaitement.

On est pas mal sur terre pour qui Don Quichotte est un passage essentiel. Et Don Quichotte est ce paradoxe qu’on ne peut le dépasser et se retrouver soi qu’en se l’appropriant, Borges via son Pierre Ménard, inventeur du Quichotte, et je place en note le fabuleux texte de Kafka [1].

Sans doute qu’il en est de même pour les traducteurs. Et la raison pour laquelle il y a souvent eu Don Quichotte au cinéma (tant qu’il n’y aura pas de loi pour interdire aux cinéastes de s’approprier ce qui ne leur appartient pas, nous gâchant Flaubert, Proust et d’autres, rien qu’avec la manie des livres de poche d’en tirer des illustrations de couverture).

Mais Serra fait autrement. Il choisit ses acteurs dans son environnement immédiat, et ils revisitent en amont le lieu d’où sourd l’intention du livre. C’est la magie de ce Honor de Cavalleria.

Serra emmène le même duo, agrandi du père ou beau-père de l’un des deux, dans une allégorie rigoureuse où on passera d’un paysage minéral et abstrait, de glace et neige, à celui du désert, avec fin dans la forêt mystique. Dans des scènes burlesques, au moment d’escalader une paroi, ou lorsqu’il s’agit de dormir dans les ronces, ils iront reconstruire une scène que la peinture a plus développée que la Bible, où c’est soi qu’on offre. À peine quelques paroles, et ce sont celles qu’inventent les acteurs. Le Chant des oiseaux est un poème, du moins participe de cette essence poétique qui n’a rien à voir avec le matériau de départ.

On peut lire sur fluctuat un entretien. Sur Le chant des oiseaux voir abadon. Pour les lieux et dates, voir son distributeur : Capricci.

Vendredi 30 janvier, Robert Cantarella inaugurait au « 104 » un entretien mensuel d’1h30 avec un artiste, il a commencé avec Albert Serra, ce soir le podcast est en ligne, pas de flux rss mais du contenu (c’est en dessous la vidéo, en utilisant le très discret ascenseur sur la droite, une fois que la page flash aura patiemment téléchargé)...

Les photos des mains d’Albert Serra ont été faites ce soir-là. En hommage au deux (et merci à Vertigo, revue aussi diffusée par Capricci), ce texte de Robert Cantarella sur Honor de Cavalleria [2].

FB

 


Robert Cantarella | L’amateur est l’acteur

 

Souvent en travaillant à la direction d’acteurs, je ne savais pas quoi dire à celui qui était devant moi pour qu’il continue de travailler. Je faisais répéter, pour qu’il dise de nouveau le texte et mieux voir la disposition à venir des mouvements sur la scène. « Dis un peu pour voir » est la phrase qui ouvre l’espace entre celui qui veut réaliser un sens avec des signes et celui qui, en face, se prête au jeu de la mise à disposition de ses facultés. Ou bien, je lui demandais de refaire la même action jusqu’à ce que se décide une autre tonalité dans notre relation qui permettrait une transformation. Répéter est une manière d’user une situation et la défaire de ses attendues de représentation. Celui qui décide de jouer, amateur, semi professionnel ou professionnel, cherche les façons de se frayer un chemin de construction pour transformer quelque chose, pour devenir celle ou celui qui va jouer un jeu. Même si ce jeu est une présence neutre ou l’exposition d’un modèle, il faut le décider, le préparer et l’enregistrer. C’est dans deux films totalement différents que j’ai saisi quelques définitions plus précises de ce que l’on peut comprendre du jeu de l’interprète. Jouer, incarner, sentir le rôle, interpréter, autant d’expressions pour déterminer la fabrique de l’acteur. Je vais décrire ce que je ressens en voyant les deux acteurs du film d’Albert Serra, Honor de Cavallera puis d’une façon différente mais apparentée, dans les films de Straub et Huillet. Dans ce cas là, le film de Harun Faroccki sur les cinéastes au travail est un film de leur entreprise qui nous livre un relevé de méthode.

 

1) Honor de cavallera de Albert Serra, la disposition.

Pour Albert Serra c’est l’atmosphère et la quotidienneté qui sont la consistance du film. Ce programme est somme toute banal, ou tout au moins a déjà constitué des projets de cinéma que je ressens plus près de modèles américains en ce qui me concerne que ceux cités par Serra, c’est-à-dire Bresson, Rohmer, et Bergman. Ce qui me reste de la séance de Honor de cavallera est la substance des acteurs libres au gré d’une fiction incertaine. Les figures semblent sans destination précise, en dehors d’un quelconque usage immédiat. Elles vivent leur vie en attendant qu’une histoire les prenne ou plus exactement qu’une légende les décide. La légende sera L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, l’histoire des aventures de Don Quichotte et de Sancho Pança sans doute (nous le savons par les noms qu’ils se donnent entre eux).

Je me souviens d’avoir écrit pendant la projection des légendes provisoires comme : L’émotion d’une attention de tous les instants, ou bien plus tard Leurs poids s’équilibrent malgré la déclivité du paysage, ou encore Un habille l’autre et c’est du fer léger. Ce n’est pas un commentaire ou un titre, mais ce qui accompagne un mouvement vu en écriture. L’écrit est le palimpseste du film en attente d’une éventuelle parution. A la différence de ce que serait une adaptation fidèle, comme on le dit souvent d’une version ratée d’une écriture devenue un film, dans Honor de cavallera les légendes sont le suspens du film. Et les traces de la parution à venir sont visibles au moyen de l’interprétation. Albert Serra dit que très peu de choses viennent du livre si ce n’est, d’après moi, tout, c’est-à-dire lui, l’auteur du film lisant Don Quichotte. Là est la splendeur. Il met en scène des personnages d’écriture en attente du livre qui les rendra célèbres et vivants, en les montrant en train d’attendre, c’est-à-dire non encore vivants, vacants. L’air autour d’eux fera office de ce qui contient les figures en attente de destination. Une nature sèche, venteuse et vallonnée. Une atmosphère, donc un milieu, d’où peuvent se dessiner des comportements et des consistances, et une quotidienneté, donc le journalier des figures tel que l’on puisse les découvrir au raz de leurs activités nécessaires afin de les utiliser pour les légendes à venir.

On pourrait penser que Serra filme la coulisse, le bord du cadre ou le seuil, mais le plus juste est qu’il filme le temps et l’espace d’une mise en scène des figures avant qu’elles ne deviennent des personnages. Pour anticiper cette légende à venir, il faut se mettre en disponibilité pour ne pas le faire à la place de celui qui viendra. En l’occurrence le spectateur et parmi eux, Cervantès. Nous sommes, dans la salle, en tant que futurs écrivains de Quichotte. Les acteurs donnent envie en se présentant dans une disposition qui les aère de l’écriture à venir. Albert Serra enregistre ce qui se passe avant que ne prenne l’histoire de Cervantès. Où sont les personnages avant d’être mis en livre ? Ils sont dans les limbes où la chance d’être pris dans les pages futures d’un écrit est infime mais réelle, la preuve, il suffit de les filmer avant pour que toutes les figures soient disponibles, encore faut-il les apercevoir et les donner à voir, encore faut-il que quelqu’un les mette à notre disposition.

Parfois, en regardant les acteurs avant qu’ils aillent jouer, je me dis combien l’état présent, l’attente, est la façon dont il faudrait montrer le personnage. Sans le décor prévu, avec les accessoires de la figure à venir, mais non mobilisé pour être rendu cohérent, encore dispersé (ne dit-on pas que l’acteur se concentre là où il faudrait qu’il s’éparpille avant d’aller jouer, à moins que le jeu ne soit la vitesse de son éparpillement devant les spectateurs), l’acteur a la disponibilité de faire ou pas ce qu’on attend de lui, c’est-à-dire jouer le jeu. Comment faire avec les acteurs pour les disposer à se prêter au jeu de La coulisse visible ? Ou au jeu de Ne joue pas encore ? Ou au jeu de Reste en attente de démonstration ? Ou au jeu de Joue comme tu es ? Un des paradoxes de cette mise en scène de Albert Serra est de faire croire à un laisser-aller puisque les figures ne prévoient pas, ne présument rien, et pourtant de les agencer en scènes, en compositions et en attitudes. Rien à voir avec le modèle bressonien me semble-t-il. Là où Bresson reconnaît un acteur à oscar au fait que sa figure et sa voix ne donnent pas avec certitude la sensation qu’elles leurs appartiennent, Serra donne aux spectateurs la certitude d’une correspondance entre physiques, contours et essences, mais les rends disponibles à une suite, à un prolongement.

J’ai souvent, au théâtre, demandé à des non professionnels de venir sur les plateaux pour, avant tout, déjouer les savoirs des modes de représentations des acteurs professionnels. La cohabitation des deux présences fait jouer les registres entre eux et donne de l’air (du jeu au sens mécanique du terme) pour que le spectateur ne se sente jamais embarqué dans un mode de représentation uniforme, mais puisse jouir des marques et des sautes constituées par les différences. A quoi sert cette jouissance là ? Par exemple, à entrer dans la matière d’une représentation pour se savoir libre d’y séjourner le temps de l’observation. C’est ce que j’ai ressenti comme sensation de liberté en voyant jouer les deux acteurs de Honor de cavallera. Dans ce film, les acteurs sont uniquement des amateurs et l’idée de la différence de registre n’existe pas. Ils jouent ensemble et sont presque les seuls à nous donner la fréquence de la représentation. Le jeu convoqué est celui d’une disponibilité au temps et aux aléas du présent que quelqu’un qui n’est pas acteur de profession peut faire avec simplicité, sans la duplicité de celui qui, sachant jouer, joue à ne pas le faire. Ceci n’est pas une règle ou un dogme. Seulement, les présences brûlantes de ceux qui vivent le moment de l’exposition sans calcul ou préparation peut parfois sidérer le regard par la sensation d’un temps partagée par celui qui voit et celui qui fait. Vertige d’une coexistence ou d’un instantané. Ce trouble du faux-semblant est connu en peinture. La fausse mouche sur les toiles de la renaissance devait donner un décalage au regardeur en tant qu’il pouvait douter du hasard volontaire que le peintre (joueur lui aussi) prenait plaisir à indiquer comme un effet de réel (quand je commençais le théâtre cette expression était répétée comme une scie musicale, avec la distanciation brechtienne en refrain, plus tard je compris l’utilité des répétitions de formules pour éloigner les peurs de l’invention).

Dans le film de Serra, les acteurs non professionnels ne cherchent pas l’incarnation d’un personnage à démontrer, mais ils sont présentés aux attentions des spectateurs comme des possibles. L’un est plutôt maigre et l’autre gros, et ils ressemblent aux archétypes des deux héros du livre de Cervantès. La ressemblance peut les retenir de jouer à l’imitation, et de toute façon qui imiter quand on doit montrer une figure qui n’a pas existé ? Comment jouer Phèdre, Hamlet ou Alceste ? En choisissant de livrer à nos regards la silhouette approchante avec le costume rassurant car reconnaissable, le metteur en scène nous repose de l’effort de devoir relier des signes éloignés, hétéroclites. On peut imaginer un Hamlet dans un pays nordique aujourd’hui ayant des problèmes avec son père, d’ailleurs Kaurismaki l’a réalisé. Ici, non, ce sont les figures correspondantes à leurs légendes à venir. Un enfant, voyant une image extraite du film dirait : « C’est Don Quichotte et Sancho Pança ». En choisissant des interprètes qui s’arrêtent à cette panoplie sans tenter de poursuivre l’imitation au-delà de ce qui est, le film ouvre l’horizon des attentes aux suites que chaque spectateur va interpréter. Amateur veut dire ici, porosité aux possibles, présentation et non pas incarnation, monstration et non démonstration, disposition et non discours.

Pour cela, la technique de l’acteur amateur est une chance supplémentaire comme Bresson, Rossellini et d’autres l’ont appliquée, en vue d’obtenir moins un naturel (c’est une construction comme une autre), qu’une capacité à être interprétée.

 

2) Straub et Huillet, une entreprise.

Au début du film, Straub parle de mouvement en faisant un geste comme une physique de la situation entre le langage, la signification et l’énonciation. Et pour régler le juste (il emploie le mot) il faut refaire. La caméra, en quelques plans de coupe, ne donne pas la réelle dimension entre lui et l’acteur. Puis, en partant de celui qui joue, nous découvrons Huillet assise qui fait le clap (rideau sonore pourrait-on dire) et en continuant le mouvement, Straub assis à une table qui donne les indications. Le jeune garçon qui joue refait.

« C’est juste le vertige que l’on a quand ça commence à s’installer. Tu es comme le danseur de corde qui ne sait pas ce qu’il fait mais qui a quand même bien dansé. »

Voilà ce que dit Straub au joueur quand il a entendu ce qu’il voulait. Entendu, car la plupart du temps, le visage du metteur en scène est tourné de telle façon que l’oreille est présentée vers le joueur. Il parle de césure, de pause et de vitesse d’articulation. Il règle le son sur, et avec le sens, en écoutant prioritairement et en jetant des coups d’œil vers l’image, le corps. Le joueur peut s’installer provisoirement dans un jeu à répétition, la justesse (ou la justice rendu au sens) se repère au vertige qu’elle occasionne et par conséquent rend difficile la reproduction. Au moment où la note devient juste, l’instrumentiste s’oublie semble dire le metteur en scène. L’oubli est plus facile à obtenir pense-t-on auprès d’un acteur qui accepte le vertige. L’amateur est dans ce cas souvent plus apte à accepter cet état de fait, à ne pas le commenter en formatant l’état, ou en faisant semblant de rester au point du vertige.

Dans le cas de cette séance de travail, l’intérêt de ce cours de direction d’acteur, est qu’une fois passé à l’acte de la prise de vue, il faut tout reconstruire de toutes les manières. La répétition étant la préparation de l’instrument jouant et de la réduction des possibles en ce qui concerne l’interprétation du texte. Mais il en reste encore suffisamment pour que les prises soient des répétitions qui s’approchent d’un nouveau vertige. A l’instant où le metteur en scène entend et voit ce qu’il dit juste, il reste à le refaire à cause des métrages restant dans la bobine. Nous devinons que le plaisir de celui qui a provoqué le déséquilibre chez le joueur, est lui-même à cet instant en état de tanguer et veut garder un peu de temps le plaisir du mouvement (le temps de quelques prises supplémentaires). Dans ce cas, le joueur amateur se prête au jeu. C’est sans doute, en ce qui me concerne, ce qui me fait aimer jusqu’au vertige, le réglage avec des joueurs de ce point de déséquilibre.

Plus tard, dans la nuit de l’instant du tournage, l’acteur refait mécaniquement ce qu’il a répété, et les indications précises sur le rythme de l’énonciation semblent dérisoires ou maniaques, mais l’acteur s’y prête. Puis, c’est ça. C’est juste, et Straub demande de le refaire et de ne plus se faire de soucis, car la chose est trouvée. C’est la phrase rassurante qui me surprend le plus de la part du metteur en scène. Une fois atteint le point désiré, la répétition est la pure jouissance de la déprise. Celui qui fait peut être tranquillement au dessus de sa volonté, de toutes les façons ça va se faire. Sublime leçon de direction de jeu. Le point de déséquilibre est une extase, le temps que la mécanique se termine. L’acteur, dans ce cas est le passeur de ce qui le traverse, et son savoir est de le retenir le temps technique de l’exposition. Au cinéma la prise de vue, au théâtre la représentation partagée.

Dans les deux cas, les acteurs sont des amateurs. L’amateur en tant qu’il accepte de ne pas se douter de son effet, est propice à l’accès d’un développement voulu par le metteur en scène. Sans doute le cinéma permet de croire que l’acteur amateur peut toucher à une forme d’immédiateté plus séduisante. Le fait de pouvoir enregistrer avant la conscience ou à côté est une méthode, mais qui, ici, n’a rien à voir avec ce que font les réalisateurs. La construction de Serra et la séance de Straub et Huillet contredisent l’effet de virginité d’un acteur amateur. D’un côté les interprètes sont en accord avec un projet de sens qui les inclus totalement et qui n’aurait aucuns sens avec des acteurs reconnaissables ou bien construisant un personnage, leurs fonctions devenant, sans aucune connotation péjorative, celles de porteurs de costume. De l’autre côté, l’interprète de Amerika réalisé par Straub et Huillet est une mécanique savante qui doit laisser passer le son et le sens sans retenue jusqu’au vertige de l’incompréhension.

Bien entendu, un acteur de profession peut dire qu’il saurait le faire. Mais dans les deux cas l’amateur est la condition primordiale de l’intelligence faite au cinéma de parvenir à montrer ça.

© Robert Cantarella, revue Vertigo.

[1Grâce à une foule d’histoires de brigands et de romans de chevalerie lus pendant les nuits et les veillées, Sancho Pança, qui ne s’en est d’ailleurs jamais vanté, parvint si bien au cours des années à distraire de lui son démon – auquel il donna plus tard le nom de Don Quichotte – que celui-ci commit sans retenue les actes les plus fous, actes qui, faute d’un objet déterminé à l’avance qui aurait dû précisément être Sancho Pança, ne causaient toutefois de tort à personne. Mû peut-être par un certain sentiment de responsabiulité, Sancho Pança, qui était un homme libre, suivit stoïquement Don Quichotte dans ses équipées, ce qui lui procura jusqu’à la fin un divertissement plein d’utilité et de grandeur. Franz Kafka, La Vérité sur Sancho Pança, traduction Marthe Robert, © Grasset / Gallimard.

[2Sur Robert Cantarella, lire aussi tiers livre invite.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 4 février 2009
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