Limite, roman, 1985-2010, p.34-41/199

republication numérique commentée de Limite (Minuit, 1985)


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ou présentation générale du projet.

 

 à propos de ce passage
Pas forcément envie d’en dire beaucoup. Je voulais ce livre selon la tragédie grecque, pour moi l’expression la plus rude et sauvage de l’architecture littéraire, fonctions choeur, catharsis, voix qui vient en avant avec masque et cothurnes. Si on est moins naïf, on quitte le roman – c’est peut-être ce qui m’est arrivé plus tard. Je cherchais une sensation physique d’écriture à la construction, un sentiment de construction. De cette première partie, je m’en souviens en recopiant avec une précision dont je ne me serais jamais cru capable : avancer dans une mise en place moins rhétorique de chaque scène, plus dessinée, et se donner comme contrainte qu’à chaque monologue on fasse avancer une bribe du récit souterrain, le récit linéaire qui organise l’ensemble et à moi-même était en partie invisible.

Les lieux passent d’abord : la chambre vide du chômeur, thème lié pour moi au fantastique, je le sais aujourd’hui mieux qu’alors. Et introduction du lycée, comme si l’hôpital et l’usine étaient la même allégorie du lycée en arrière plus central. Non pas un lycée, mais la superposition des miens. Donc trois, mais identiques puisque même structures venues avec les rocades toutes neuves des années 70 : Camille-Guérin à Poitiers, Chevrollier à Angers, puis l’ENSAM à Bordeaux-Talence. Comme si, loin en arrière (suis retourné les voir), le béton s’évacuait, ne laissait comme récurrence que ses alvéoles, mais que ces silhouettes sans visage qui y déambulaient entre couloirs, salles d’études, de perm, ou dortoirs, étaient une sorte de matrice dont je n’aurais évidemment pu savoir l’importance – espace social réduit à son corps propre, et la découverte des livres.

 

Limite, roman, 1985-2010, p. 34-41

© François Bon & publie.net, ISBN 978-2-8145-0362-5


L’instrument bas sur ton ventre tu te rapproches du centre, amènes ta guitare à coller son corps à lui chanteur et tous deux soudés tu râpes du coude l’acier des cordes le palissandre de la touche – ô Gibson, comme si de cette seule violence de fer à bois résultait la morsure, résultait ce qui, issu du métal et du bois, est présence encore du chant, alors circulant oui plus large que vos deux corps – une même voix se modèle par tes mains et se hurle à ses lèvres trop pesamment fardées, orange et brillantes sous une suée pire que la tienne, une même voix et on finit par en jouer comme d’autres se parlent, quand à deux on est vraiment ensemble en musique c’est soudain être vingt.

Et raide la batterie un par un plante ses clous, immuable va la basse et cependant vous quatre, d’un battement, en déséquilibre, retard et syncope – sa cymbale juste votre appui dans la glisse. Non pas d’oeil, et personne n’en aura rien su : ça passe par le corps et l’épaule, comme dans une danse on crie : – Dernier ! Alors il te semble les maintenir tous trois à la force du bras, avoir rassemblé à ta hanche l’élan entier du groupe. Et de plein bras, à l’arraché il te semble, médiator profond en remontant dans les cinq cordes aiguës, tu clos d’un accord le chant à son plus haut, le stoppes au-dessus d’un vide où repart la batterie, giclée souple des peaux qu’encore tu étouffes d’un ultime redoublement de cordes glissées.

Cris, c’est leur tour à eux, toi tu t’éponges le front d’un revers de la manche et lui chanteur s’arrose le buste d’une bouteille d’eau renversée.

Tu retends. Le chant lancé, ton son n’a plus la même teneur, plus le même timbre : travail de groupe, et plus guitare comme attribut d’un nouveau règne. De l’annulaire tu éprouves l’arpège des harmoniques – accord en sol, tires sur les clés. Accordé ça ne veut rien dire, dans aucune musique : parce que t’es toujours un peu à côté, que ça arrache. Le plus bel instrument du monde, le plus précis, toujours l’à-côté. Oui, que ça morde.

Notre enclumeur, à sa batterie, la chance qu’il a : invisible, en survêtement de sport, s’essuie tranquille sur les cuisses ses paumes et baguettes, redresse ses cheveux tombés dans les yeux, tandis que la basse entreprend comme un grondement de cave, boucle lente qui chaque fois descendrait un palier d’un profond escalier souterrain. Pas laisser froidir, se ressaisir de l’ébranlement dans sa lancée. Lente alors la batterie suit, un niveau plus haut accomplit chaque cycle cette même descente sur peaux détendues, très mates, et pédale. Et, de l’autre bord de la scène, lui dans l’ombre est soudain enveloppé de pourpre par la poursuite, maigre il surplombe la rampe, le micro de ses deux mains enserré et comme s’il ne nous connaissait pas : « Jusque près de toi, jusque dans tes bras... »

Mains ballantes et sans jouer, moi seul, mais déjà c’est participer d’une même puissance, dans la crypte où eux trois sont entrés ils t’invitent – d’un regard du vérifies le rack à tes pieds, il faudra le boucleur et le drive – tu te balances bras à l’horizontale tu danses mais impérieusement ils t’enferment, avant même ton premier battement tu sais l’instrument receler ce qu’il n’appartiendra qu’à toi de découvrir, mais n’en sachant rien encore.
« Au milieu de ma route, au milieu de ma vie... Explique-moi où je vais, dis-moi pourquoi la peur, pourquoi cette peur dans mon coeur... Explique-moi pourquoi le malaise... »

Accord, par-dessus eux trois mais dans la même fusion, masse en chute, la guitare à plein volume en sol dans l’espace qui les recouvre, enclenche le drive, le suraigu une lance : le mot libre.

« Rien que malaise... »

***
**

Le début du chômage tu le passes à dormir. Sitôt chez toi tu t’allonges et tu t’endors. Deux mois plus tard, tu as fait provision de sommeil à jamais.
Maintenant... par petits bouts. Une demi-heure en début d’après-midi, une autre sur le soir. Et la nuit, bien content si tu pionces trois plombes d’affilée. Depuis trois mois, comme ça. Le pire, ça ne te prive pas. Sur ton lit, une cigarette au bec, en surveillant les taches au plafond.

Clé, tourne dans la gâche, claque le pêne. Une vieille clé toute simple. Ma chambre. Fenêtre sur rue et le lit à droite contre la cloison.

Cinq heures et demie, à mon réveil, déjà dans l’ombre. L’hiver, la nuit tombe vite. Mon camion à l’aube, ça me fait un tour de cadran, tout rond.

C’était juste avant que je me retrouve à l’hôpital, il y a cinq mois, qu’Alain a débarqué un soir. Avec un sac de sport « Ça me fait plaisir de te voir, j’ai dit, c’est pas souvent. »

S’il pouvait pieuter là quelques nuits, ce qu’il voulait savoir. Ça ne me gênait pas. « Ça gaze plus, avec la Monique », j’ai demandé. Il n’a pas répondu vraiment, je n’ai pas insisté.

« Mais si ça t’embête, dis-le...
— Puisque je te le dis, que ça ne me dérange pas. »

Surtout que je bossais dans sa boîte, qu’ils allaient peut-être m’embaucher pour de bon.

« Tu m’emmèneras, le matin...
— C’est que je lui ai laissé la voiture. J’ai pris que ma brosse à dents. »

J’ai arrangé un matelas par terre, dans l’autre coin. Il est bien resté trois semaines, jusqu’à ma sortie de l’hosto : finalement, ma piaule, il l’avait pour lui tout seul, on aurait dit que c’était prévu.

Verre d’eau. Entre la fenêtre et le mur du fond, l’évier et sa paillasse sous un oeil-de-boeuf condamné, où un savon de Marseille, collé à la paroi oblique, sèche depuis combien de locataires. Robinet mélangeur sous le chauffe-eau à gaz, brûlant ou froid t’as le choix. Pour se laver les pieds, faut lever un peu haut, ça garde la forme et gare aux crampes, alors les shampooings n’en parlons pas, ça fait un prétexte pour aller à la piscine de temps en temps, piscine municipale c’est bien pour ça. Enfin, pour le loyer que c’est.

Et quand j’ai fait ce remplacement, au meulage, Joly venait me voir souvent ; au moment de l’accident c’est lui qui était là. On était bien copain, autrefois, tous les trois.

Le fondeur, sans me le dire, il croyait bien que je ne tiendrais pas. Vrai, c’était dur. Je ne lui avais pas raconté, que notre pote dessineux je l’hébergeais ; ces choses-là, moins t’en dis.

À l’hosto, Alain n’est pas venu me voir, pour ne pas se croiser avec Monique. Mais Joly si, presque carrément tous les jours, quand il finissait le boulot. Et elle, alors, venait aussi ; on causait tous trois. Moi sans les voir, puisque j’avais encore ces pansements, sur les yeux (ils ne savaient pas si je les retrouverais, mes yeux : est-ce à ce moment-là qu’on commence à penser, qu’on commence à penser comme si jamais de sa vie on ne l’avait fait ?).
Je ne me doutais pas. Joly, je le savais marié, deux gosses. Forcément, quand je suis sorti, Alain chez moi, je me suis trouvé entre les deux. Plus elle. Encore il a fallu que ce soit elle qui m’explique.

Moi je leur disais, aux deux mecs : pourquoi vous bouffer l’un l’autre, si c’est dans ce sens-là que ça doit aller. Et Monique qui me disait à moi : « C’est plus compliqué que ça, tu sais. »

***
**

Balle, sur leur avant. Ce gars je ne l’ai jamais vu, je ne connais pas son nom, et nous voilà buste contre buste, mains en arrière, rien que le maillot de coton pour isoler les muscles nus. Plus grand que moi, mais je suis plus lourd. Charge loyale, de la poitrine (je sens ses seins sous le maillot, au type, pointe dure), profitant de la poussée de son appui sur le pied opposé, tandis qu’il glisse à mesure la balle derrière lui. Un instant, entre nos pieds, le ballon, si léger, est devenu solide. Et vlan, bras collés au corps pour la règle, c’est de l’épaule que j’enfonce et pèse, et cuisse dans son entre-deux, mon gars faut anticiper et prévoir, à moi la balle et si pas content tant pis. Déjà les miens se sont portés en avant, sans plus se préoccuper de moi courent, me savent : où je dégage, quelqu’un sera là pour recevoir.

Ces lycées sont énormes, trop. Aux franges de leur ville, coincés par sa rocade, isolés par trois boucles d’autoroute, et la ligne grise des immeubles à l’arrière. Le nôtre alors ciment brut : il paraît que depuis ils l’ont peinturluré jaune et ocre, ce qui n’égaye pas forcément. Deux mille cinq cents élèves, nous les techniques, huit cents internes, comme nous trois.
Pendant que les autres tapaient le tarot, dix centimes le point en compte semestriel, à cinquante dans une salle de six mètres sur cinq, enfumée des cigarettes interdites, nous on se retrouvait pour écouter de la musique sur un cassette. Et le chef en musique c’était lui, qui est au chômage maintenant, ne joue pas de musique – je ne savais pas qu’un jour j’emmènerais son propriétaire à l’hôpital : on en rêvait, de ces magnéto-cassettes, au tout petit haut-parleur grésillard (on complétait d’une enceinte, qu’on raccordait là-dessus).

Et revient la balle sur leur avant, des gars qui tatanent et gaillochent, on ne s’en débarrasse pas. Encore à moi d’intercepter, le bloquer – me loupera pas, s’il a l’occase, compte là-dessus gars. Bras écartés et tendus, léger retrait avant le contact, la balle roule sur son ventre et du genou droit fléchi rabat sur pied gauche, beau travail. Monte... Sait que passe, c’est me passer comme je sais, moi, qu’il ne passera pas.

Le souffle court, rauque : tu avoues ? Je l’aurai à l’usure, c’est long un match. Deux fois quarante-cinq minutes, tu regretteras tes Craven mon gars. Il colle à la balle, change de pied, sait y faire : moi aussi.
Ces musiques, qu’on écoutait au bahut, personne ne t’aurait demandé de mettre une sourdine, t’aurais passé vieux jeu. Alain, à l’époque, c’était lui qui tripotait la guitare. Alors on a fait comme tous les autres, on a monté notre groupe. Moi la batterie, sur la table avec deux règles, grosse caisse la porte du casier et une pile de livres pour les toms. En soufflant le mirliton dans une règle à calcul ça faisait saxophone, ou avec des élastiques une ligne de basse : Joël a démarré sans rien de plus, c’est la vie ensuite qui rebat les cartes. Aujourd’hui quasi pro, son groupe va bien, et ce qu’il fait le reste du temps j’en ai pas idée. Et pas idée non plus qu’un jour je marie sa soeur. Le chômeur au magnéto-cassette, il écoutait, lui, c’est tout, et faisait les commentaires. Le débat après le ciné-club, on lui disait : on n’avait pas besoin d’un prof, et qui croyait en connaître tant plus que nous.

Urc... Salaud. Son coude dans l’estomac, pour moi un hoquet, et l’arbitre a rien vu, rien. Déjà repasse sur son centre, la seconde où j’ai accusé lui a suffi. Bien vu. Mais cours mon gars, cours, tu me reviendras.

Ne joue plus de guitare, Alain le dessineux, et moi je ne suis jamais passé de mes double-décimètres à la vraie batterie. Mais pourquoi, pourquoi il ne comprend pas. Comme si moi aussi je n’avais pas eu mal, comme si pour moi aussi tout n’avait pas explosé, banquise craquée ; quand pour la première fois tu sais que jamais tu n’en guériras, que ce qui est joué l’est définitivement.

Irréversible comme cette balle qu’on m’a prise, dont il ne me reste plus que la douleur au ventre, qui ne passe pas, brûle quand j’inspire, où la ceinture abdominale se contracte.

Et but ! C’est allée trop vite... Une feinte de leur avant qui plutôt que shooter à réception de la passe remet de la tête à son ailier, un type très grand, qui l’expédie lui aussi de la tête dans la lucarne opposée, imparable. Et l’arrière-centre trop tard arrivé vient botter encore la balle derrière la ligne immobile, de dépit la renvoie rebondir dans les filets avant que le goal dégage, sans attendre.

Un-zéro pour eux, parce que cette balle on me l’a prise.

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1ère mise en ligne 14 septembre 2010 et dernière modification le 29 janvier 2012
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