l’ordinateur suffit-il à nos secrets ?

la technique du carnet passe avant la nature de son support


La frontière que nous avons si difficilement à franchir, c’est de cesser une opposition binomiale : le lire numérique ne relaie ou ne remplace pas notre histoire avec l’imprimé, à notre échelle biographique il rend simplement la lecture dense multiple, avec passage fluide d’un support à un autre, et c’est assez pour nous perdre. C’est pareil pour l’écriture : l’ordinateur est le compagnon légitimé du travail, de la correspondance privée, des archives et images, de l’ouverture sur la grande galaxie noire et ouverte du web, mais est-il assez au point pour le premier état du surgissement, le plus fragile, de l’écriture ? Si Mallarmé écrivait sur des bouts d’enveloppe, des marges déchirées de journaux, et stockait ces bouts de papier dans une boîte à thé sans les rassembler, est-ce qu’il n’y a pas une raison profonde quant à l’organisation de l’écriture, la fluidité nécessaire à l’assemblage ultérieur du poème ou du texte ? Lorsqu’on a la chance d’un atelier d’écriture au long terme, inculquer l’habitude du carnet est un défi précis : rendre minime la distance entre l’intuition très partielle ou fugitive d’une notation, qu’elle concerne le dehors, la pensée, le lire, le rêve, et sa captation. On contraint les participants d’une semaine à une autre, de tenir ce carnet, et qu’il démontre s’être démultiplié selon ces composantes (que le Journal de Kafka incarne si bien). C’est pour cette distance minimum entre l’intuition et la captation que nos machines, même les plus souples, sont encore des monstres froids, avec temps d’allumage, ouverture du support texte, temps de scription. Et comment, dans un disque dur où le système machine comporte déjà des milliers de fichiers, archiver et rendre consultables ces notes ? On voit apparaître des traitements de texte qui autorisent cette gestion de projets, d’accumulation avec transition progressive vers l’oeuvre qui rassemble. Il commence à être accepté aussi par les traitements de texte que le « carnet », s’il est intégré à l’ordinateur, sera composite (il l’était, lorsque nous tenions des carnets papier) : il comporte des liens, des images, des bribes de textes recopiées, des listes de mots ainsi que de choses à faire. Pourtant, j’ai du mal à me servir de ces nouvelles fonctions de nos traitements de texte sans me sentir enfermé trop tôt dans l’appareillage technique. L’écriture, dans ce surgissement fragile, a besoin de souplesse, presque de pouvoir être gommée, de n’être pas exhibée ni relue, voire de garder des zones illisibles. Sur un de mes traitements de texte, je trouve ces aides à projet trop lourdement connotées industrie, et sur un autre, très novateur, quelle drôle d’idée de transformer mon bel ordinateur portable en faux tableau de liège comme il s’en vend au supermarché, avec petites punaises pour tenir les notes avec faux effet d’ombre. Et si la stratégie, comme pour la fausse opposition entre lire numérique et lire papier, était la pluralité de nos usages ? Je continue d’acheter des carnets, quand je visite une ville, quitte à ne pas m’en servir. Dans une phase de tout premier démarrage, je vais souvent avoir recours au carnet, quitte à l’abandonner pour toujours après trois ou quatre pages noircies. Mais fascinant, chez Dostoïevski, Dickens ou même Koltès, le constat de comment cette quantité limitée de notations brèves peut constituer la totalité de l’espace de lancement d’un projet long. J’ai un dossier, dans mon disque dur, qui rassemble des fichiers incluant notations prises sur telle période. J’ai du mal à m’y retrouver, et les consulter. J’ai un énorme fichier long où je stocke (en le rajoutant en début de fichier, et non à la fin), ces éléments de texte qui ne sauraient pas trouver place ailleurs : ce fichier là, avec la recherche plein texte, m’est d’usage beaucoup plus facile. Depuis quelques années, mais de plus en plus, le blog me sert de carnet : j’écris directement en ligne, et j’ai ouvert dans mon site des espaces discrets (très peu de visite, mais c’est bien normal) ou des espaces privés (pas de liens qui y mènent) qui me permettent de retrouver facilement ces notations. Si c’est désormais possible, c’est simplement parce qu’on a facilement accès aux connexions Internet, et depuis n’importe quel appareil, ordinateur d’emprunt ou même téléphone. Sur ces petits appareils, tablettes, téléphones, facile aussi de prendre des notes : je m’y habitue. Sur mon téléphone (ou auparavant sur ma liseuse Sony), j’utilise aussi une fonction d’écriture manuscrite, qui est beaucoup plus qu’un pense-bête – va plus vite que le clavier. Une phrase qui vous passe ainsi par la tête, la faire rejoindre l’e silo principal en l’envoyant via twitter, ou directement à votre adresse e-mail (ou une adresse e-mail spécialement créée pour ce projet ?) : il faut tout essayer. Mais on en fait quoi, sur l’ordinateur ? Parfois, j’utilisais deux fichiers : un qui concernait le texte même, un autre qui en était l’accompagnement, notes, idées. J’utilise souvent un petit calepin numérique qu’on peut trier par fiches et arborescences, et synchroniser avec celui du téléphone. C’est un accompagnement réflexe, complément naturel du traitement de texte. Ici, j’utilise directement le fichier principal : à la fin, dans un chapitre « liste des articles à faire » j’accumule ces notes nécessaires. Dans L’Incendie du Hilton, ce carnet s’est trouvé intégré au livre, et participe de son dispositif. Une conséquence pour moi : depuis plusieurs années, j’ai appris à beaucoup mieux mémoriser. Ça se développe comme la gym : un bout de phrase qui vous vient dans la rue, au volant, en dormant, se fabriquer un calepin mental où on soit sûr de la retrouver. Problème : c’est comme le « presse-papier » de l’ordinateur (ils n’ont jamais trouvé d’autre expression, ce qui est paradoxal), je peux mémoriser une phrase même assez longue, mais pas deux ni trois – sauf si je compose mentalement un seul texte de trois phrases, ce qui n’est plus alors une suite de trois idées. Ce n’est pas une nouveauté liée au numérique : Jacques Roubaud par exemple, toute sa vie, a travaillé à partir de la composition mentale, et donc sa mémorisation. Alors peu importe le support où cette phrase sera transcrite sous forme de code informatique : dans mon ordinateur, via le calepin ou directement dans le fichier du texte en cours, ou « dans le nuage », qui n’est pas du tout un nuage, mais le serveur pour lequel je loue un hébergement. Reste que l’idée du calepin global, par le blog, hors de mon propre ordinateur, correspond bien plus, en profondeur, à cette fragilité du carnet, à la possibilité mentale de le refermer et ne pas être forcé de le relire. On ne travaille pas sans filet : sur mon navigateur Firefox, un plugin garde trace de tout ce que j’écris en ligne et si ça bloque (ça arrive), me fait bénéficier d’une sauvegarde. Voilà pour moi – et savoir s’imposer, quand une phrase ou une note a été mémorisée, d’arrêter la voiture, ou sortir le carnet ou l’iPhone de sa poche, pour en faire dépôt (si l’iPhone prend si bien place dans l’environnement familier, est-ce que ce n’est pas pour sa capacité de dépli, captation visuelle, y compris de pages imprimées, enregistrement audio, transmission texte ?). On peut même écrire un long texte uniquement sur ce principe (Peur en composition mentale suivie de transcription, et Paysage Fer tout entier fait des notes de carnet en temps réel, et respectant aussi la suite chronologique des notes). Reste que pour les étudiants qu’on accueille, ou pour les participants d’un atelier d’écriture, on nommera quand même cela carnet, et qu’on veillera à ce qu’ils s’en constituent l’usage.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 16 novembre 2010
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