un téléphone est-il un livre ?

on devrait proposer une récompense pour qui trouverait un vrai nom au web qu’on tient dans la main


Bien embêté pour nommer ces objets en évolution rapide. Le nommer par le nom de leur marque est habituel, mais gênant : on est assez soumis à leur racket permanent (mais on l’accepte : révolution en temps réel, comment ne pas suivre ?). Et puis d’ailleurs, toutes les marques se ressemblent. Donc, appeler ça téléphone ? Mais je déteste le téléphone, j’en dissémine le moins possible le numéro : pire, en ce moment, j’ai régulièrement des appels concernant le précédent propriétaire de mon nouveau numéro, et je plains la personne qui éventuellement a hérité de celui que j’ai utilisé dix ans, avant ce changement. Pourtant, le téléphone et la littérature ont une histoire commune : extraordinaire passage de Proust dans La Prisonnière – où placer l’appareil pour que l’usage domestique (la commande à la poissonnerie) et l’usage collectif (il doit aussi servir aux parents) ne soit pas incompatible avec l’appel éventuel d’Albertine en milieu de nuit, même si l’appel ne viendra pas ? C’est que le téléphone n’est pas transportable, belle lettre de Proust aussi, qui s’est abonné dans les tout premiers aux retransmissions en direct de l’opéra de Paris, après une longue soirée Debussy ou Wagner debout dans son vestibule, le cornet tenu à la main face à l’oreille droite, sur les contradictions du progrès. Mais Cocteau, dans La voix humaine, en fait le vecteur même de sa forme artistique : le théâtre représente sur scène les locuteurs de la parole exacerbée, disséquée, séparée du monde pour mieux le subvertir. Avec l’arrivée du téléphone, un interlocuteur disparaît : il s’en induit quoi, pour l’exercice de la parole, et pour cet acteur seul sur la scène avec son téléphone sur une table, créant la totalité de l’espace parlé, y compris le silence des réponses ? On est en 1935. Il s’agit donc pour moi, trois quarts de siècle plus loin, d’un ordinateur de poche. Par ordre de fréquence, j’y convoque mes outils réseaux, mon compte e-mail, l’appareil-photo, l’enregistreur vocal. J’y dispose aussi d’un plan avec fonction d’itinéraire en direct par repérage satellitaire, du moins sur le territoire français (sinon, il faut payer en sus), de la navigation web, de plusieurs lecteurs de livres numériques ou de textes personnels selon leurs formats, et d’une vaste quantité de musique, dans des conditions d’écoute confortables. J’y dispose aussi des « applications » dédiées d’organes de presse, d’un traducteur, de dictionnaires, d’un mini scanner qui convertit en texte une page de document via l’appareil photo, sans oublier le réveil-matin, le chronomètre et l’altimètre. Il n’y a donc aucune raison objective d’appeler téléphone cet appareil qui m’accompagne dans la quasi-totalité de mes déplacements, et le changement radical est là : où nous revenions consulter le web après une absence dans la ville, il nous est accessible en permanence, qu’on garde le choix du rythme des consultations, ou qu’on laisse l’appareil vous les notifier. Il déplace en retour notre capacité à documenter le réel : photographie, enregistrements sonores ou filmiques, je disposais auparavant d’outils dédiés pour chacune de ces fonctions, aux capacités nettement supérieures à celles de mon non-téléphone. Il m’est même arrivé de penser que la résistance au web des professions culturelles, amis libraires ou théâtreux, venait de la façon dont le téléphone s’était imposé comme outil principal, et de leur difficulté à en restreindre l’usage. Mon ordinateur de poche me permet d’écrire et rapatrier sur mon ordinateur des notations brèves, d’intervenir sur mon site pour corriger ou compléter, ou commenter sur les sites des autres : mais je n’y ai pas l’environnement global que me procure mon ordinateur (qui inclut aussi une fonction de téléphonie importante, via Skype). Que voilà bien du temps et des mots gâchés à un asservissement de privilégié, et la puissance économique – avec ses enjeux de prescription culturelle – transférée aux tout-puissants fournisseurs d’accès, via notre forfait. Et côté comique, dans le métro ou les lieux d’attente, à voir si fréquemment l’appareil tenu à la main, les deux fils qui les relient aux oreilles des gens dans leur bulle, ou les pouces crispés sur les messages-texte. Où que je sois encore, l’accès à des ressources denses aussi bien que des sources d’information pointue, et la capacité à glisser d’une ressource lente (livre) à un fil d’actualité, ou prolonger ma communication écrite privée ou professionnelle. Qu’est-ce que cela change en retour à mon rapport à l’ordinateur, que je laisse plus facilement s’ancrer sur mes pratiques d’écriture, hors réseau ? Comment je peux aussi solliciter l’ordinateur de poche pour une intervention textuelle directement propagée par les réseaux, et qu’est-ce que cela déporte du rapport de la littérature au monde, si on multiplie ce geste minuscule à échelle de tous ceux qui le pratiquent ? Et puis soubassement immédiat : l’ordinateur de poche, avec fonction téléphone, est un outil non seulement immensément populaire, mais qui est la vraie nappe de diffusion numérique à échelle du monde. L’intégration de la fonction photographie sur les téléphones portables remonte à huit ans, mais n’était pas requise d’office sur les précédents appareils. La fonction d’accès aux sites Internet était encore l’apanage des appareils les plus sophistiqués il y a deux ans, elle ne l’est plus. La question de la propulsion et de la recommandation se pose autrement : pour moi-même, sur mon ordinateur de poche qui n’est pas un téléphone, je peux ouvrir le navigateur web et aller surveiller si pas trop d’irruption de messages inamicaux ou polluants sur mon site, et bien sûr j’ai accès à ma page liens qui me permettra d’aller visiter les sites amis. Mais j’utilise plutôt les outils réseaux et les recommandations d’articles ou de liens de mes propres abonnements : l’outil donc qui peut permettre l’appel à mes propres articles (posant cette question si décisive de l’association de ressources qui nous appartiennent en propre, et de leur propulsion),place dans la même poche l’écran de même taille tout autour du monde, pour tant de ceux qui n’auront pas, cependant, ni la même langue ni les mêmes intérêts que ceux qui me font recourir à cet outil. L’enjeu politique devient énorme, si le partage peut se faire de si loin, simplement ouvert : le téléphone-ordinateur m’importe, parce que ceux qui l’utilisent m’importe, et ce qu’on a à bousculer pour devenir citoyens du monde. Comment l’appeler, alors, cet appareil ? C’était bien plus facile avec le couteau suisse.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 20 novembre 2010
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