1ère fois en numérique : les 1210 nouvelles en 3 lignes de Félix Fénéon

à la fois portrait cruel de société, vertige de langue et de syntaxe, et réflexion pour nous qui, avec le web, réapprenons le bref


Les voici enfin en version numérique, les légendaires nouvelles en trois -lignes de Félix Fénéon. Elles sont 1210 au total, dûment numérotées – et même la possibilité de les lire (au format epub) via navigation aléatoire...

Mille fois citées, mille fois recopiées : mais lorsqu’on les assemble en un seul bloc, telles que chronologiquement publiées par le journal Le Matin en 1905 et 1906, le regard bascule.

Le rapport de la presse à la littérature n’est pas neuf : Dickens, Poe, Dostoievski animeront leurs propres journaux, mêlant les fictions aux récits de la vie réelle. La presse intègre les feuilletons des écrivains, ou les conduit à écrire selon ce rythme, et ces parutions restent alors tout près de celles liées à l’actualité : contribuant certainement, même, à donner aux fictions des romanciers leur appui sur le réel.

Comment franchir cette frontière ? En Allemagne, Karl Kraus ou l’extraordinaire Robert Walser trouveront leur propre instance en se saisissant de l’espace journalistique en tant que tel.

C’est cela qui fait l’importance de Félix Fénéon : on n’a pas affaire ici à un amuseur – et ça n’empêchera pas de rire aux éclats bien souvent, il faudrait tout citer pour cette gigantesque affaire de prestidigitation.

Fénéon ne quitte pas la littérature, assez d’allusions discrètes là-dessus. Et un virtuose de la grammaire : trouvez donc une des histoires dans laquelle vous auriez plus d’un adjectif ou d’un adverbe – mais alors, lâché comme une balle, avec toutes les libertés de déplacement ou syncope. Et là encore, travail de l’invisible.

La presse s’occupe des grands choses, les événements graves du monde. Ici, rien que les petites misères habituelles. Vie et mort (on meurt dans quatre histoires sur cinq, du couteau, du revolver, écrasé, pendu, éventré, brûlé, fou, enlevé, noyé, guillotiné), mais anecdotes, curiosités, jugements de province. Et cela n’aurait pas de place dans un grand journal, si c’est de cela qu’est faite notre vie ? Si, à condition du regard, de la torsion. De cette compression magistrale. Tout doit tenir en trois lignes, avec les noms, les lieux, les sommes, le temps qu’il faisait et ce qu’on s’est dit.

A les prendre massivement, les 1210 histoires ensemble, c’est cela qui stupéfie : un portrait de monde. Dans l’exacte bascule du siècle – le même bain social que décrit Proust aux mêmes jours –, voici l’automobile, voici le téléphone (grande plaie que tous les voleurs de câble, pour en revendre le cuivre), les cuirassés et les sous-marins devant les ports, les soldats dans leurs casernes. Les villes bouleversées par les trains et les trams. Mais aussi les grèves dans les usines, et les militaires qu’on envoie contre les ouvriers. Les métiers, les commerces. Le combat contre les avorteuses témoignant de la violence ordinaire faite aux femmes : Fénéon ne contourne rien. La France est un pays colonial : ce qui se passe à Blida ou Oran fait partie de l’actualité nationale. Et comme cela résonne, sachant l’enfer qui suivra en 1914, l’attention que Fénéon porte aux rébellions militaires, dans les casernes au bord de l’Allemagne (la frontière est entre Nancy et Metz).

Et il fouette aussi, Fénéon : c’est la séparation de l’Église et de l’État, on suspend des maires qui scellent au ciment le Christ sur les murs des salles de classe de leurs communes. Grande leçon de combat laïque, même si ici c’est par la farce (et toujours en trois lignes !).

On passera du charcutier d’Argenteuil à 82 singes et 2 phoques évacués d’un cirque, et des noyés retrouvés dans la Seine à ces vieilles personnes qui préfèrent en finir dans leur puits que de continuer avec misère ou maladie – une France donc capable de rire d’elle-même (on le sait encore ?), avec ses soûlards et ses filles de port, ses curés simplets et tout un défilé de patronymes : cruel, très cruel Fénéon, si bien souvent le plaisir de la phrase et le vertige de la syntaxe passent avant le respect élémentaire qu’on devrait aux victimes (tant de portraits d’enfants).

Fénéon reçoit les dépêches de l’agence Havas, lit les journaux de province, lit le courrier qu’on envoie à son journal – c’est aussi l’éclatement des sources qui lui ouvre le monde, mêlant le tentaculaire Paris aux moindres hameaux de province (de Boutaresse à Damvix, via la Meurthe-et-Moselle : les départements sont abrégés, mais cités).

Avec le web, nous apprenons par nécessité l’art du bref, du fragment. Faire tenir toute une épaisseur de réel en trois lignes, c’es la taille d’un statut Face Book ou d’un message Twitter. Et c’est pour cela aussi que nous revenons à Fénéon : ce qu’il tient en trois lignes, souvent, Balzac ni Proust n’auraient su s’en saisir (de Proust, relire les pastiches de l’affaire Lemoine, écrits l’année même que Fénéon aligne au quotidien ses "Nouvelles en trois lignes".

Incroyable, non, que ce texte devenu aussi décisif n’ait pas eu jusqu’ici d’existence numérique ? Et grâces rendues à l’artiste, que la langue ici funambule sauve, avec le sourire, ce pan incroyable de simple humanité.

FB

les 175 premières incluses dans l’extrait epub gratuit sur publie.net


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1ère mise en ligne et dernière modification le 7 septembre 2011
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