« À cause de mecs comme toi »

petite déchirure intérieure, qui ne changera probablement pas mes lectures


Le livre n’est pas. La lecture le crée, à travers des mots créés, comme le monde est lecture recommencée du monde par l’homme. Edmond Jabès.
merci à Tiphaine T. pour l’envoi !

 

C’est quand même violent. Je venais d’acheter les oeuvres complètes de Reverdy, et voulais renouveler mon Espèces d’espaces de Georges Perec avant la reprise des cours et ateliers. « À cause de mecs comme toi » : l’Internet bien sûr, qui fait qu’on lit moins de livres, qu’on vient moins souvent centre-ville, que soi-disant on disperse notre attention.

Pourtant, juste avant, il m’avait dit, l’ami libraire (15 ans que je viens là) : « Je ne te parle pas de la rentrée littéraire... » Non, on est d’accord là-dessus, et le meilleur libraire ne peut vendre que ce que les éditeurs lui proposent de vendre. Seulement voilà, ce qui fait sens, ce qui s’invente de meilleur, ça passe par d’autres biais.

Je n’ai pas de culpabilité particulière : publie.net est distribué par plus de 40 libraires indépendants (sauf 1001libraires.com, à qui l’argent public n’a pas porté bonheur, quelle pitié), quand bien même on aimerait bien qu’ils comprennent, lesdits libraires, qu’ils peuvent aussi vendre des abonnements aux particuliers et bibliothèques, et que dans ce cas c’est aussi intéressant pour eux que les piles de papier pilonnable. Mon libraire est un excellent libraire, un libraire d’excellence. On vient de dizaines de kilomètres à la ronde pour les visiter. Le Dépaysement de Jean-Christophe Bailly, livre immense et important, ils en ont vendu 120, les premiers dans le score juste après la librairie Compagnie, Paris. Ils ont invité Jean-Christophe Bailly pour une rencontre et il a fallu pousser les murs : n’empêche que, là que j’ai fini de le lire, et qu’on en a discuté avec J-C B par mail, j’aimerais bien l’avoir sur mon iPad, pour retrouver des passages, relire à volonté dans les heures de train. « À cause de mecs comme toi » : il faudrait brûler nos ordis ?

« Dans les facs, les étudiants n’achètent plus de livres » : moi j’ai plutôt l’impression que si je fais cours sur Artaud, Michaux, Beckett, Sarraute et les autres, le texte est là, et le goût du texte. Seulement voilà : les étudiants lisent sur ordi, et c’est sur le terrain de leurs usages numériques que je me bats pour ce que je considère comme principal. « À cause de mecs comme toi » : à cause des astronomes qui utilisent des téléscopes au lieu de grimoires, qu’on n’a plus le droit de croire au soleil tournant autour de la terre. Plus d’ordis pour les toubibs, pour les biologistes, pour les photos envoyées par mail aux grands-parents. C’est à cause d’eux, vous comprenez.

Je sais bien les difficultés. Pendant ce temps, l’autre ami (ils sont deux, dans la librairie), mettait à plat les cartons vidés – commander un livre à Sodis ou Volumen c’est 3 jours, à 1h de Paris en train, alors qu’Amazon c’est de chez soi et on l’a le lendemain. Je sais bien que le centre-ville, comme partout, est une niche à bouffe-vite et à fringues, ce n’est plus un lieu sociétal – je n’ai aucune raison, hors la librairie, de venir centre-ville, à condition encore de choisir les heures pour que se garer soit possible. Et pourtant je n’ai jamais autant lu, je n’ai jamais autant bien lu – et découvert. Mais ça ne passe pas par l’objet livre : je lisais au retour ce très beau texte de Marc Jahjah sur l’accumulation des livres – chez moi aussi il s’en stocke depuis le carrelage jusqu’aux plafonds, mais je suis plutôt en phase de tri, reclassement et éviction. Ma bibliothèque, maintenant, c’est celle que j’ai sur l’ordinateur – et avec mon logiciel ABBYY il me faut à peine une demi-heure pour scanner un Michaux ou un Gracq (usage privé uniquement, n’est-ce pas !) et le lire plutôt sur l’iPad.

Mon copain libraire a toujours été un homme entier, et c’est pour ça que je lui dois tant et tant de découvertes essentielles : en 15 ans, un paquet. Je ne suis pas à me formaliser d’un trait oral qui rate la cible. Et je comprends l’énervement : on a affaire à une bascule aussi irréversible que l’irruption du train et du tram dans les relations de ville à ville ou intra-urbaine où le cheval avait la première place – passionnant à lire, les réactions de l’époque.

Mais c’est la question du bouc-émissaire, qui est le piège : dans la galaxie de la création, de l’éditorialisation, de la distribution web, les créations d’emploi sont par dizaines et dizaines. La disparition des disquaires n’induit pas qu’on écoute la musique moins bien, ou tout simplement qu’on écoute moins de musique, et qu’on n’y dispose pas d’autres circuits de repérage, recommandation, accès. L’accès s’est transformé, et les musiciens vivent de la scène plutôt que des disques : ce n’est pas forcément négatif comme perspective pour les plumitifs non plus.

Il y a beaucoup d’autres paramètres dans ce qui est avant tout un basculement d’écosystème, dans une société qui n’a jamais été immobile – en 1914, 70% de la population était lié à la terre, et encore 40% en 68, moins de 7% maintenant – appréhendons que la distribution de produits culturels n’a jamais été un paramètre fixe. Les bibliothèques et cabinets de lecture interféraient avec la librairie, il faut sans cesse revenir à des textes comme la Lettre sur le commerce de la librairie de Diderot – où, dans le dernier livre de Robert Darnton, cette incroyable analyse de comment le piratage des livres imprimés servait d’amplification volontaire au premier imprimeur. Autres paramètres aussi dans la recomposition des ventes : écroulement par deux des ventes moyennes qui étaient une sorte de poumon de la création, et, pour la montée en flèche du tirage d’une poignée de livres consensuels, une masse désormais considérable de livres qui, après retour, se sont vendus à moins de 100 exemplaires. Qu’on ne me force pas à donner trop d’exemples, mais cela pose un constat neuf : les chiffres de diffusion très modestes de l’édition numérique sont désormais dans le même créneau quantitatif que ceux de l’édition papier.

Autre paramètre, qui d’ailleurs avait provoqué la pique de mon ami : les conditions matérielles de l’imprimerie changent aussi. On peut désormais imprimer un livre de 200 pages pour un coût de 2,50 euros environ, et – surtout – travailler à flux tendu avec de mini tirages. Un tirage de 250 exemplaires est parfaitement envisageable pour un texte d’un auteur qui commence, ou considéré comme difficile – il y a 4 ans, on tirait encore à 1000 ou 1500 mini. La durée de vie en librairie, le nombre de librairies qui mettent en place – la disponibilité tout simplement, tout cela en est bouleversé. D’où l’irruption du Print On Demand (POD) : dans les récents accords Hachette, puis Seuil-Martinière, avec Google, ils confient aux Américains la numérisation massive du fonds (reste à voir ce qu’il en sera de la gestion des avenants auteurs), et disposent en retour du droit de commercialisation du fichier. L’usine ultra-moderne de Maurepas, construite par Hachette, permet l’impression de ces livres du fonds à l’unité – incidemment, c’est grâce à ce dispositif qu’à publie.net on espère bien proposer d’ici peu des versions imprimées de nos livres –, avec changement radical de paradigme : le livre est accessible depuis tous les libraires, mais uniquement sur catalogue, et non pas stock physique. Le représentant du Seuil (pas de chance, mon nouvel éditeur) venait de l’informer que tel et tel titres du fond, indisponibles, ne seraient pas réédités, en l’attente du POD : la colère dont j’ai écopé, c’est que mon ami libraire ne reconnaissait plus son métier dans cette annonce, pourtant probablement elle aussi irréversible. Indépendamment du livre numérique, la librairie physique elle aussi va devoir s’adapter à un métier de médiation et non plus de stockage.

Et s’il y avait d’autres voies que le repli ? Que les librairies deviennent de vrais lieux d’accueil : à quand la wifi libre, on aurait une autre raison de venir, et cela nous mènerait à d’autres livres, on ferait même probablement l’effort de les commander – y compris en numérique – sur leur propre site ? Et qui les empêcherait de proposer une sélection de livres de fond en POD, puisque leur marge reste la même ? Sinon, comme pour le livre numérique, les gros vont ramasser la mise : on a la chance en France que les gros n’ont pas tout mangé, iTunes connaît une croissance exponentielle (nous en bénéficions), mais la Fnac cartonne aussi, et Feedbooks ne cesse d’inventer – les places ne sont pas encore figées : avec l’arrivée de Google Books encore plus, tout sera accessible, mais à nous de construire cette accessibilité comme volonté.

Mais la lecture, désormais, passe irréversiblement par cette multitude de canaux, dont le livre. Ceux qui vendaient les livres, vont-ils s’ouvrir à cette multitude neuve ? Si c’est le texte, le récit, la fable et la pensée qui les motive, ils le feront. Une structure légère comme la librairie dont je parle n’a rien à craindre, et d’ailleurs elle se porte plutôt bien. Ce sont les librairies vides, qui ont à craindre. En gros, il y a deux catégories de librairies : celles d’où on ressort avec un livre qu’on n’avait pas prévu d’acheter, et celles dont on ressort les mains vides. Eux ils sont de la première catégorie. Mais le web aussi, est de cette première catégorie. Donner envie du texte, partager la pensée, c’est aussi l’apanage du web : seulement, on a intégré – côté web – qu’une fois pris goût à la lecture numérique, peu envie de revenir à l’objet lourd, monodique, réduit à lui-même qu’est le livre imprimé.

Mais là il est allé trop loin. Lundi prochain j’irai chercher le tome de Reverdy qui manquait et Espèces d’espaces qu’il m’a commandé. Mais ce sera plus que probablement la dernière fois que je franchirai son seuil – on n’a pas le droit, au nom de ce qui nous rapproche, de ce genre de simplification. Jusqu’ici, on serrait les coudes pour défendre ensemble ce à quoi on tient, que ce soit poésie, récit, pensée – et où le livre était la respiration. C’est le mode de respiration qui a changé.

« À cause de mecs comme toi » ? Le problème d’une phrase comme ça, dans l’évidence qu’elle se trompe de cible, aujourd’hui on classe. Pas de déclaration de guerre, et tout est trop dur, le fric, tenir, les boulots etc. Elle résonne dur, ce soir, la phrase – alors même que les bouquins que je venais chercher c’était pour la bagarre de terrain, les cours et ateliers. Le copain de 15 ans, j’ai peur que ce soir il se soit brusquement ajouté un peu de désert – côté web, on est loin du désert. C’est trop grave, tout ce qu’on a en partage, pour simplifier. Et moi j’ai de moins en moins besoin de livres papier.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 12 septembre 2011
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