mourir à Orléans : la marque noire

des photographies rendant compte de la mort de Roger Thouvenin, ex-employé de chez Dior à Orléans, cause électricité coupée


Comme pour Sylvain Schiltz fin 2005, il y a quelque chose d’immédiatement révoltant à l’annonce de la mort de Roger Thouvenin, à Orléans, dans la nuit d’avant-hier.

C’est une image qui nous rejoint. Une maison pauvre. Logements collectifs comme nos villes de la région Centre en fournissent par paquets. Mais l’image n’a pas le droit d’entrer dans la maison, encore moins d’aller jusqu’au corps, comme ce fut le cas pour Khadafi. On ne s’en plaindra pas.

Mais toute la journée, l’image reste collée. Les rues que j’ai parcourues aujourd’hui, pour différentes tâches domestiques, à Tours et Saint-Cyr sur Loire, ne diffèrent pas de ces façades au crépi défaillant, aux escaliers en labyrinthe et boîtes aux lettres sous compteur électrique dans l’entrée.

Histoire de compteur, justement. Une phrase étrange dans la Nouvelle République : Une dizaine de voisins, alertés par l’odeur du feu et par les cris, ont réussi à quitter, précipitamment, leur appartement – tous ces gens qui étaient si près n’ont pas pu intervenir ? Probablement que le feu ça va trop vite. Souvenir de ces 2 étudiantes de Sciences Po, au printemps, une de Los Angeles et une d’Australie, prisonnière de leur chambre en coloc, dans un vieil immeuble du XVIIIe, alors qu’elles découvraient Paris pour quelques mois. Mais quand même, tous ces gens auprès, il n’y en avait eu aucun pour lui proposer de brancher une rallonge sur ses prises, à Roger Thouvenin ? Peut-être qu’il ne demandait pas. On n’ose pas. On n’a déjà tant de mal à avouer, par rapport aux gens qu’on croise, qu’on n’a pas de travail, qu’on n’a plus de quoi payer son loyer, qu’on va se faire couper l’électricité.

Une sorte d’ancien garage ou de remise murée aux parpaings pour en faire un appartement à louer, dans ce fond de cour avec les poubelles, les boîtes aux lettres déglingues sur le mur de gauche, par dessus les ferrailles rouillées, ça ne devait pourtant pas se louer cher.

Dans l’article du Monde, avec la même photo frontale de l’AFP, une autre précision : il avait travaillé 15 ans à l’usine Dior de Saint-Jean-de-Bray, Roger Thouvenin. Rapide recherche : on emploie toujours 1300 personnes, là-dedans, pour l’absolu du luxe et de la consommation au plus loin de la stricte nécessité. Pourquoi on l’a débarqué ?

A cet âge-là, quasi le mien, ça ne pardonne pas. Depuis 5 ans il cherchait. On vous propose quoi, dans ce cas ? Rançon de nos pays avec boulot à vie, bien démuni pour se débrouiller. Je ne sais pas ce qu’il y faisait, dans l’usine de luxe, mais ce ne sont pas des boulots où on s’improvise entrepreneur. A quoi il passait ses journées, Roger Thouvenin, pour trouver les 3 sous de la dignité ?

C’est trop tard. Il doit y avoir quelques milliers d’autres Roger Thouvenin, à Orléans comme à Tours, et dans chacune de nos villes, partout où vous remarquerez, au fond d’une cour, le même genre d’habitat entre gouttière en zinc, poubelle et vieilles ferrailles, volets déglingués.

A quelle distance sommes-nous, chacun d’entre nous, de la pire précarité et de l’électricité coupée ? On n’a pas forcément besoin d’aller loin dans les amis proches et parfois de la plus haute estime artistique qu’on ait, pour les trouver.

Le mot indigne revient dans chacun des journaux : une mort indigne. Il s’en faut si peu pour qu’il n’y ait pas l’accident. Mais si l’électricité est coupée on allume une bougie. Si on est dans un taudis, il y a tout qui brûle. La Nouvelle République donne les détails : il se réfugie dans sa salle de bains (on voit le petit aérateur, sur la photo). Donc même pas la possibilité de casser la fenêtre et ouvrir les volets, ou rejoindre la porte. On n’est pourtant pas au Word Trade Center, juste un fond de cour en rez-de-chaussée, d’un garage rafistolé avec des parpaings pour louer, à Orléans, Loiret.

Il y a la panique d’un homme. Il y a une société écrasante, le luxe des Dior dans leur grande usine, la marche du chômeur de 50 ans qui sait très bien qu’il ne pourra retravailler, et le camion bleu de l’électricité qui vient, le gars qui descend et coupe le compteur parce qu’on l’a payé pour ça.

Que René Thouvenin leur soit une marque noire tatouée à plein corps, comme une pourriture qui ne pourrait se traiter ni s’enrayer d’aucun cosmétique.

Cependant, ce matin, la photo, c’était encore autre chose : on voit quoi ? On ne voit rien. Volets fermés. Fond de cour et taudis comme des milliers dans nos villes. Mais la marque noire.

Regardez, la marque noire. Ce n’est pas l’incendie, la marque noire. C’est avant. La marque noire, c’est qu’on est venu peindre sur la façade louée de Roger Thouvenin avant sa mort. Pas de travail, marque noire, loyer impayé, marque noire, électricité coupée, marque noire. Quand le feu vient, les gens s’enfuient.

Il faut guetter, peut-être même chacun de nous, où qu’on soit, qu’on n’applique pas sur votre façade la marque noire. Roger Thouvenin n’avait pas vu, ce soir-là, la marque noire. Quand le feu est venu, c’était trop tard.

 

Photographies © AFP et Nouvelle République du Centre Ouest.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 3 décembre 2011
merci aux 1935 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page