autobiographie des objets | 58, lire le journal

à propos d’un fauteuil vide


Nous aurons été des inquiets. Nous n’aurons pas su habiter. Ces maisons dans lesquelles on entrait avaient leur permanence : les vies s’installaient une fois par toutes. Pour ça aussi que les cassures sont si dramatiques : ils n’ont pas appris à faire sans. Pour ça aussi qu’un livre comme Sans famille d’Hector Malot nous harponnait plein ventre.

J’en revois, de ces maisons : comme ces cousins pharmaciens, dans la grande rue droite qui traverse Mirambeau, la maison bien trop grande, ses pièces inutiles et les souvenirs des voyages – eux, qui m’avaient offert Sergent Pepper’s, que je n’aurais eu les moyens de me procurer seul, ou bien même je n’aurais pas osé.

Ou bien quand les grands-parents, une fois le garage de Saint-Michel en l’Herm vendu, comme on vendrait quarante ans pile de sa vie, s’étaient établis à Luçon, quinze kilomètres, dans une maison où tout de la leur avait pu se poser armoire par armoire et chambre par chambre sans changement.

Au lieu de ça, nous errons, à peine posés dans des villes malades.

J’avance ici à tâtons : j’avais l’image de ce fauteuil, soudain retrouvé en août dernier, dans cette maison de Damvix où je n’étais pas entré depuis probablement vingt ans – ce n’est rien, vingt ans, quand on marche dans ses souvenirs. C’est beaucoup pour une maison : le ciment fatigue, les choses décrépissent, elles sont restées là pourtant, elles n’ont pas bougé, même ce désordre de papier, dans le tiroir du milieu du buffet, on pourrait trier ce qui remonter à quarante ans et plus, et porte les marques manuscrites de tant de décès depuis lors.

Et l’usure vaut pour un simple fauteuil de rotin, et son coussin maigre. Au point même de se dire, s’il a survécu ainsi, même dans la pièce à vivre qu’est la cuisine, c’est qu’on ne s’y assoit pas – enfin, pas beaucoup. Les deux fauteuils étaient en vis-à-vis de la fenêtre, pour la lumière, la cuisinière de fonte sur la gauche, pour la chaleur, mais un petit convecteur électrique rajouté, dans leurs dernières années, plus immobiles. À l’autre bout de la pièce en longueur, la pendule verticale, son carillon et son tic tac : comme dans toutes les maisons françaises, je suppose, le temps non pas pour qu’on le mesure, mais plutôt pour symboliser cette vie résiduelle des lieux, que vous soyez présent ou pas. C’est à côté qu’avait dû venir le poste de radio, puis, plus tard, la télévision – bien trop loin d’ailleurs pour que du fauteuil ils la regardent vraiment, sinon « les nouvelles », assis directement à la table, plus près.
Lorsqu’il m’est arrivé de partager la maison avec ma grand-mère, dans les dernières années qu’elle y a passé, bien quinze ans après son décès à lui, pour lire le journal elle prenait son fauteuil, mais je ne me serais pas permis de prendre le vis-à-vis.

Aucun de nous pour contester à J-C. que cette maison devienne sienne : quand, à dix-huit ans, il a appris qu’il aurait à se passer de la vue, on a tous commencé d’en porter la question en nous-mêmes. Et c’est peut-être pour cela qu’il m’était à la fois si difficile d’y revenir, mais qu’en même temps c’est possible : dans la maison, le fenil, le garage, le jardin et même les conches, J-C. voit. Mais ce qu’il voit, c’est probablement exactement ce que je vois moi au-dedans, incapable de présent. Et donc la cuisine restée strictement à l’identique : que lui importe, à lui, qui voit avec les mains, et ces curieux sens de la présence à distance qui ne nous sont pas accessibles. Là où était l’ancien placard, on traverse le mur. J’ai beau savoir qu’il s’agit d’une ouverture banale à l’excès, de ciment brut (pourquoi J-C. se préoccuperait-il de peinture, et on dirait que les siens ont intériorisé cela aussi, que ça fait partie du partage qu’on lui doit), je ne pourrai jamais franchir cette ouverture sans l’impression que je traverse le placard et les objets qui sont sur les étagères de bois minces, déformées par l’humidité résiduelle et le poids de ce qu’elles contiennent.
Ainsi, dans ce qui était leur chambre, et là où je l’ai vu pour la dernière fois, le salut qu’on fait aux morts, le front froid qu’on embrasse et ce curieux visage qu’on ne reconnaît pas [1], presque enfant et rétréci, les mêmes tableaux sont restés aux murs, et pareille la fenêtre qui semble désormais enterrée par la route sans cesse exhaussée, maintenant que Damvix est devenu une étape touristique dans le marais mouillé. Ils ont cassé la cloison et ils ont bien fait : d’ailleurs, à découvrir par la trace au plafond quelle en était l’épaisseur, ça n’a pas dû être difficile. L’armoire aux livres, qui est le terme de celui-ci, mais qu’il n’est pas temps de rejoindre encore, était ici, où il y a de vagues étagères et un journal. Ici aussi le téléphone, et comme c’était le seul aux Bourdettes, le nom du lieu-dit, le 6 à Damvix servait au voisinage, pour les vêlages notamment. L’armoire aux livres est partie au grenier, on devait aller la voir, et puis j’avais ma dose d’intensité, on a gardé ça pour plus tard.

Dans son fauteuil, mon grand-père lisait le journal. J’en revois les vieux cartons, c’était L’Éclair, ou L’Ouest-Éclair avant que ça devienne Ouest-France – peut-être parce qu’à notre visite mensuelle nous les rapportions, les journaux du mois. Dans un garage c’est une marchandise qui a bien de l’utilité, pour protéger un tapis de sol de voiture (il n’y avait pas encore ces housses de nylon qu’utilisent maintenant les garagistes, et pour isoler aussi les pièces de carrosserie à repeindre.

Il n’aurait pas laissé se perdre du papier comme ça, le grand-père. Les enveloppes reçues par le courrier étaient décollées à l’eau dans une bassine, pendues au fil à linge pour séchage, et recollées à l’envers pour le prochain envoi.

Après son décès, le journal continue d’arriver, de la même façon, à la même heure. Parfois, dans ces quelques mois (au retour de la Villa Médicis), où je m’héberge à Damvix, je romps avant elle la bande brune. Elle le lira après son repas. Je n’ai plus souvenir de comment ils le lisaient, sur les deux fauteuils, à tour de rôle ou en se passant les pages.

Ce que je sais, c’est que l’idée du journal quotidien s’est prolongée selon nos usages de la ville. Périodes où, reprenant le train pour Tours, le soir, j’achetais à la gare Montparnasse le Monde et l’heure de train était exactement le temps de la lecture intégrale, nécrologies et annonces de thèse compris. Est-ce que je passe moins de temps aujourd’hui à me renseigner sur le bruit du monde ? Pas moins de toute façon, même si je n’ai jamais dû acheter de journaux ni magazines au format papier depuis presque une dizaine d’années. C’est la façon de faire qui a changé, on peut aussi glisser vers des sources bien plus spécialisées, et les journaux n’ont plus le monopole de la réflexion écrite, pas plus que les livres imprimés le monopole de la littérature.

« On parle de toi dans le journal », dépôt aussi de l’autorité symbolique : les accidents ou les prouesses. Peut-être que plus tard, dans ma propre famille, un bout d’article dans Ouest-France (y compris dans celui où, après inversion de ma photographie et de celle de Leslie Kaplan, les critiques des deux livres étaient inversées aussi) valait pour preuve bien mieux que le livre lui-même – mais il fallait qu’il s’agisse d’un journal légitime sur le territoire même, le Monde par exemple n’opérait pas.

La permanence serait dans ce rapport au verbe habiter  : l’isolement où on est, comment le relier à la communauté. Les lettres et le courrier postal l’accomplissent pour le domaine privé, le journal s’en fait la médiation pour le domaine public. Il se trouve que pour nous désormais les deux instances en gros se rejoignent, sans pourtant se confondre. Le temps de veille que j’organise est évidemment variable, n’est plus conditionné par la source unique du journal parce que c’est celui-ci dont on se saisit gare Montparnasse, ou bien qui vous arrive par la poste. Le matin, vers 5h, dans ma rue, j’entends le bruit de la Mobylette qui délivre à quelques personnes La Nouvelle République du Centre-Ouest, que pour ma part je ne lis pas – n’étant pas dépendant du territoire départemental ou régional pour mes activités.

Quand l’heure de lecture était finie, ma grand-mère avait pour autre rituel de partir chez Blanche, la voisine, et lui porter le journal lu, en rapportait le journal de l’avant-veille, parce que Blanche à son tour avait passé celui de la veille à sa voisine, qui ne connaîtrait jamais la vie du monde autrement qu’à un jour de décalage. Presque une propagation de liens pour nous aujourd’hui, partageant les articles repérés, selon les diverses communautés qui sont les nôtres, et chacun ses intersections propres de communauté.

J’approche progressivement de l’armoire aux livres, qui sera mon terme, dans la pièce désormais sans cloison où je revois le front dur et blanc du grand-père mort.

Au mois d’août dernier, j’ai revu ce fauteuil, comme à la fois surpris qu’à écart de vingt ans, en rotin fragile, il ait pu ne pas s’éloigner de la fenêtre avec la lumière, et du petit convecteur électrique, à la fois dans la certitude que c’était normal. Peut-être que J-C., propriétaire désormais de la maison, utilise le fauteuil pour cette légitimité même. Moi j’y revoyais le moment, après repas, qui était réservé à la lecture du journal : l’identification qu’on a à l’information quand elle est liée à celui de votre communauté, qui était d’abord celle d’un pays, la commune, le canton, le département – puisque ainsi était construit le journal –, pour eux qui savaient encore habiter. Ce ne l’est plus pour nous.

[1Pourquoi on n’enterre pas les morts avec leurs lunettes ? Moi je trouverais normal d’être enterré avec les miennes.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 7 janvier 2012 et dernière modification le 10 février 2013
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