de la vie privée et de l’écriture sur web
L’angoisse n’est pas passée, ni la déstabilisation, je maintiens donc ce billet avec quelques corrections, parce que ça revient trop souvent comme antienne.
C’est quand même très simple : ici c’est mon travail, le papy qui bêche ses poireaux et ses tomates à côté personne ne vient l’emmerder parce qu’il passe tous les jours dans son jardin. Ceux que ça gêne, pas besoin de s’attarder ici, allez lire le Huffington Post ou ce que vous voulez ?
Les pieds dans le tapis ce matin, au réveil, déstabilisation brutale, de celles qui font très mal, soudain on ne sent plus le sol sous soi, pas grave quand ça vient de gens qu’on n’aime pas ou qu’on juge ineptes, mais qui angoissent lourdement quand venant d’un lieu qu’on s’imaginait proche, en relation de travail dans laquelle on a donné, y compris monétairement.
Donc, si mon site est mon espace de travail principal, c’est que je n’ai pas de vie privée, et que je suis victime de schizophrénie. Sur le fond ce n’est pas si grave, me souviens trop de ce schizophrène avec qui on avait échangé, une fois, à l’hôpital psychiatrique de Rennes, et qui tenait absolument à m’appeler Fromage Blond. Même si chaque échange avec un patient nous trouble pour savoir en soi la même fissure en miroir, la schizophrénie est une terreur suffisamment décrite pour que je sache ne pas être dans un comportement tel – je travaille, j’étudie, j’écoute, je me distrais, essaye d’être en cohérence dans une tentative de construction de moi-même, avec ce que ça inclut aussi de mise en cause permanente, qui est moins facile avec l’âge, demande d’autres stratégies de subversion. L’alourdissement de l’écriture au point étroit et exact où on se tient déjà étant une de ces stratégies. Mais j’ai contrôle de mes peurs, même si c’est avec mes peurs que j’écris, quand le schizophrène en est dépossédé, et là commence une souffrance hors de la nôtre.
Assez eu à faire, en 20 ans d’ateliers, à ceux qui s’imaginent – y compris parce qu’ils financent ces ateliers – qu’ils ont pour but de guérir, la pauvreté ou l’exclusion étant probablement une des maladies visées : en quoi écrire serait-il un processus plus schizophrène que jouer de la musique, composer un quatuor, peindre une toile ? Et, symétriquement, de même jouissance : serait punissable et honteux ou pervers le plaisir de l’écriture, c’est dans la norme d’époque, et sous-jacent dans cette attaque – faire des films, de la musique ou des livres c’est sérieux, construire un blog participant au contraire d’un temps privé secondaire ou à part, idée malheureusement obsolète pour ce qui concerne l’écrit.
Je me souviens de cette colère qui m’avait pris à Louvain-la-Neuve, il y a un an, quand en plein débat public un universitaire rempli de bonnes intentions avait proclamé que je lisais comme un autiste – merci, là aussi des proches assez capables de me raconter ce qu’ils traversent de l’autisme, celui de l’enfant (alors, dans l’échange, le nôtre et plus seulement le leur), pour ne pas supporter ces approximations, même badines.
Cette phrase de Pascal, travailler pour l’incertain, aller sur la mer, passer sur une planche me semble toujours bien décrire, au contraire, cette contrainte de réel, voire de pauvreté d’énonciation, où nous sommes – jusque dans notre profération des mots – l’obligation de concret qui trompe sur l’écriture, fait croire qu’elle est sous les autres arts ou les commente.
J’assume l’espace de travail qu’est mon site, et – même quantitativement – il n’a rien d’excessif ni par rapport aux sites d’autres frères excessifs, ni même par rapport à quantité d’oeuvres écrites : j’ai 3000 billets en ligne, Beckett le solitaire a 3000 lettres (en 5 langues) déposées aux archives de l’IMEC, on est à peu près à égalité. Dans l’histoire de notre discipline, le lieu social a toujours été présent : mais, techniquement, il pouvait se suffire de la parole. Kafka faisait une part de chemin dans la ville pour deux heures de parole partagée, Mallarmé recevait les mardis soirs, ce lieu de partage conversationnel nous l’établissons sur le réseau. Il est exogène et ouvert, et non pas principe de séparation ou d’enfermement.
Je le mesure bien à ce moment privilégié pour moi du retour à la table de travail, le matin, justement parce qu’on est encore dans l’intime, dans le travail du rêve, dans le chemin qui va vers reprise du texte en cours, et que c’est aussi le moment de percevoir ce qui bruit dans ces écritures multiples des autres, que le web agit et suscite. Si je passe à la vie privée : oui, géographiquement l’écran (les écrans) est/sont devant moi, et les livres reçus en service de presse plutôt sur une pile par terre dans l’autre coin derrière – ce n’est plus là que se joue pour moi la pointe esthétique de mon travail, alors que je viens à cette lecture des blogs pour cela même.
Bien sûr se méfier : suis-je toujours assez libre pour refuser (le temps écran, l’astreinte web) ? Mais quand le boulot m’embarque, même sur l’écran (l’écran plus petit du MacAir et son lire/écrire anthropomorphe à la main), je sais bien avancer seul, sans béquille réseau. Il se trouve cependant que, là même où j’écris seul, j’ai de plus en plus besoin d’écrire connecté (voir chez Arnaud). Question du temps qu’on dit libre : le temps de la lecture comme travail, y compris travail de la concentration nécessaire à lire, qui est une activité difficile, centrale. Veiller à cette disponibilité : mais, bien avant l’ordi, est-ce que la fuite même (la fuite à cheval très loin de la ville) n’était pas déjà un moment du processus même de l’écriture ? On lisait son journal, on passait tout pareil une journée (ou trois mois) à ne rien faire. Le surgissement d’une écriture essentielle peut se faire en 15 jours, après 4 mois d’aporie totale – c’est cela, la liberté que je me construis. Et l’âge compte : je rêverais de me remettre à l’étude du violoncelle, je n’ai plus les articulations ni le mental – idem pour le goût des langues, donc je m’ancre, je creuse là où je suis, et justement c’est ici. Temps que moins besoin du dehors.
Depuis 15 ans que ce site existe (septembre 1997), la question des frontières du privé et de la publication je l’ai évidemment souvent traversée, parfois avec effets de friction ou de danger. Nous avons assisté au passage du web confidentiel au web objet de masse. Cela signifie que, comme pour toute publication (c’est souvent un des prismes traités dans Après le livre), en tant qu’artiste on doit l’appréhender en fonction de sa technique, production et circulation, dès ce premier paradoxe d’avoir à traverser l’espace subjectif qui le constitue comme matière. Du Je suis moy-mesme la matière de mon livre qui ouvre les Essays de Montaigne, au On écrit toujours avec de soi de Roland Barthes, rien de très neuf sous le soleil – sauf le curseur de la publication immédiate (on n’attend pas que le journal soit posthume), sauf la potentialité d’un destinataire quasi universel (ce qui évidemment n’est pas le cas, y compris dans la structuration même d’un site, avec parties strictement non publiques, et d’autres qui resteront ouvertes mais confidentielles, et on peut en jouer).
Il se trouve que oui, j’ai une vie privée, non pas comme camp retranché : celui-ci est fait d’écriture, il est donc le lieu même de mon travail et de ce qui en lui devient traversée publique, mais de ce qui, dans ma vie sociale, induit une responsabilité quant aux proches, et je ne franchis pas cette frontière. Il me gêne cependant qu’une interrogation même uniquement maladroite déborde ce qui serait tout simplement une politesse de lecteur, pour m’interroger sur le terrain de ma vie privée (concept que depuis les Minima Moralia d’Adorno j’ai peine à utiliser dans leur fondation bourgeoise) ou son absence supposée, sous prétexte du chantier qui ici s’écrit à vue. Alors qu’on a même tant de mal, soi-même, à ces résistances permanentes qui n’émanent que de votre masse corporelle et mentale, là où ça peine dans le travail et qu’on voudrait autrement bondissant, autrement serein, autrement libre. On aimerait moins ressembler à sa propre grand-mère : ça c’est une notation de vie privée, preuve que je sais où, la frontière.
Vrai qu’il y a des choses que je ne fais plus, ou moins bien : mon jardin est moins bien tenu que celui de mes voisins, à peine si j’ai un pantalon de rechange, et certainement pas assez la curiosité du théâtre ou du cinéma, j’ai tendance à agoraphobie, la non-reconnaissance des visages ne me rend pas la vie facile au dehors, je n’aime pas parler, ni au téléphone ni en vrai (ce qui n’a rien à voir avec la parole construite d’un cours ou d’un atelier) – alors certainement que le site et la lecture c’est une compensation.
Mais est-ce que ce n’est pas cela, justement, qu’on retourne et renverse ? Comme en ce moment ces rencontres à Saclay : il fait partie du réel aujourd’hui qu’on partage le même temps et le même territoire en y superposant des strates de chacune à chacune inaccessibles ou invisibles – c’est parce que j’entre dans les labos que la rencontre commence, la vie sociale, et la vie culturelle en général, ne provoquent pas d’elles-mêmes ces lieux d’intensité, qui passent par le privé, ici par le fait même qu’on en construise l’expression publique. A noter aussi qu’on est très bien capables d’installer ces strates cloisonnées dans le web même : paradoxe qui rejaillit sur notre épuisant travail de livre numérique, puisque le saut en hauteur que représente le passage de la lecture du blog à la lecture du livre numérique est encore un exercice trop rare.
Reste que dans ces conditions d’usure ou nous sommes, d’avoir à tant se défendre, en situation si constamment précaire, on se passerait de ces sapes. Ce matin, j’aurai passé pas loin de 90 minutes à rédiger ce billet, le travailler : privation de vie privée, déviation de mon travail principal ? Bien sûr que non, je n’ai pas de réponse. Sinon ça ferait moins mal. En cela aussi que le contenu même de l’écriture change, en modifiant ses conditions de circulation : j’assume comme centre de mon travail une écriture tenue ici de façon réactive, subjective, sans autre pérennité que celle du site où je l’inscris. Et j’affirme pourtant que tel est désormais le centre même de mon travail.
Photo ci-dessus : four des maisons à cuire de Fontevraud, ce samedi soir, expérience parfaitement symbolique de construction d’une expression publique depuis un partage privé qui supposait, pour chaque prénom, pour chaque moment, que l’intime de cette relation, là-même où – via Claude Ponti et Armelle Benoît, plus l’équipe de Fontevraud et celle du foyer des Tourelles – elle se faisait art, et pleinement art, même si c’est dans les mains d’un gamin de quatre ans, ce qui supposait le contrôle réciproquement accepté de ce qu’il y avait – non pas à taire, au contraire – mais à établir dans cette frontière de l’expression publique qui, par la confiance même, se tenait au-delà du partage privé.
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1ère mise en ligne et dernière modification le 25 juin 2012
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