fictions du corps | Notes sur les hommes sans immobilité

pour en finir avec l’humanité joyeuse, 11


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On insistait bien qu’il ne s’agissait pas d’une catégorie sociale particulière. On y voyait plutôt la rançon des tâches salariées avec déplacements constants, la nécessité aussi d’en changer souvent, et les temps de transports infligés de façon permanente, un coup dans un sens, un coup dans l’autre.

On s’était habitué à remarquer pour tous ceux-là une façon autre d’habiter ces lieux neutres que la ville multiplie, gares, salles d’attentes, galeries commerciales, squares même. Vous entriez dans un McDonald, vous en repériez cinq ou six à téléphoner, toutes affaires déballées, comme d’habiter là.

Progressivement on le mesurait (on en avait équipé certains de puces RFID ou autres moyens de marquage et pistage), ces lieux neutres de la ville avaient leur préférence pour là où on mange, là où on dort. Ces hôtels de pure nécessité ou dépannage, devenaient leur havre de préférence.

Alors on considérait qu’ils avaient rejoint l’ensemble de ceux qu’on nommait les hommes sans immobilité.

Ils ne portaient préjudice à personne, sinon à eux-mêmes. Et qu’importe que la ville soit faite d’eux tous, elle est nativement bâtie pour être mouvement de ceux qu’elle abrite.
C’était seulement cette sensation que, pour ceux-là, le mouvement n’entretenait plus d’autre finalité que lui-même. Et que le poids dans la ville de ces lieux qui les accueillaient devenait progressivement la loi commune.

Moi je les ai aimés, ces endroits, j’y vais pour écrire, pour manger, pour dormir, pour attendre. Comme les autres, j’avais pris indifférence pour les autres aspects de la ville, les salons avec confort et les chambres avec décor, les cinémas et les théâtres, et les nouvelles même, celles des journaux, qui ne pouvaient concerner que les installés. Moi je les avais pratiqués, ces endroits, jusqu’à ce qu’ils deviennent comme une part de moi-même, refusée pourtant, parce que trop pauvre, trop de couleurs qui juraient, les odeurs, et l’indifférence grossière de nous tous, à nous-mêmes.

De plus en plus de propositions d’emplois spécifiaient les initiales NI, non immobiles, rien d’autre. Sauf que, depuis quelques années, les cimetières aussi accueillaient une section NI, les tombes parallèles, regroupées en essaim, comme elles-mêmes en dérive, vibrionnantes, mobiles.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 1er septembre 2012
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