qui sont les assassins de Jallal ?

un étudiant de Sciences Po de 24 ans noyé lors d’un bizutage militaire : inadmissible


J’ai en haine les bizutages pour les avoir subis dans leur forme la plus éculée, la plus abêtie, celle de l’École nationale supérieure des Arts et Métiers, fondée par Napoléon et éculée et abêtie de soigneusement entretenir ses traditions, qui sont, comme toutes ces pratiques, celles d’un rabaissement, d’une humiliation, d’une violence exercée de l’individu agissant au nom de la communauté sur l’individu qui n’en a pas encore l’entrée.

Je les ai eus en haine l’an passé à Louvain-la-Neuve où j’étais en résidence même quand ça prend les formes mièvres de la bière ingurgitée de force jusqu’à tomber puis vomir, là-bas à échelle d’une ville.

Aux Arts et Métiers, c’était trop : on nous faisait ramper à genoux, on devait défiler en blouse aux boutons arrachés devant trois cents types en uniforme avec des bras levés à l’hitlérienne. Et quand, avec Bernard Jousse, Michel Ravitsky, Michel Hauguet et Mamadou Dia on a décidé de ne plus se plier à cela, c’était passé aux menaces, et la nuit ces messieurs venaient chier sur notre porte.

J’ai finalement quitté l’Ensam sans diplôme, ça a été des années cahotiques et incertaines, mais au moins ça a contribué à me mettre sur mon chemin. J’en parle dans un texte qui s’appelle Fantômes, repris dans Temps Machine (Verdier, 1992) puis sur ce site.

Il peut y avoir des morts accidentelles, qui semblent aberrantes d’injustice et d’arbitraire, et elles peuvent s’abattre sur les jeunes les plus brillants. L’autre hiver, un jeune chercheur indien se noie dans l’étang artificiel en forme de bicorne qui est derrière Polytechnique : le moins de bruit possible, ça a fait, croyez... Et peut-être rien qu’avoir voulu marcher sur la glace trop fine d’un froid de décembre. Encore l’an passé, ces deux jeunes étudiantes américaines venues pour quatre mois en échange à Sciences Po, peut-être ont-elles voisiné Jallal Hami – elles devaient être de la même promo. Une coloc qu’on se repasse d’étudiants à étudiants dans le 18ème, le feu qui prend dans la cour du vieil immeuble, et je me souviens du message lancé le dimanche 7 heures du matin par Richard Descoings, alors qu’il partait à l’aéroport accueillir les familles, venues chercher leurs filles de 22 ans brûlées vives.

Mais la mort par bizutage, la mort gratuite, est d’autant plus inadmissible. Et que c’est fait derrière les barbelés, dans les cours de récréation réservées de l’armée – la nôtre –, des restes du concept d’armée française tel qu’il doit survivre dans ses recoins protégés, comme Saint-Cyr Coëtquidan. École prestigieuse disent les journaux abasourdis : ça évite le contact avec la crasse.

Les étudiants de Sciences Po, depuis deux ans, j’apprends à les connaître. Une sélection difficile, et formation haute densité. Mais chaque fois par modules, par travail personnel, apprendre à réfléchir, savoir réfléchir dans le plus concret du monde, économique, juridique, historique. Nous sommes depuis deux ans quelques poignées d’artistes, pas seulement plumitifs, à les prendre en charge pour un voyage dans notre discipline – considérer ce moment d’une option artistique comme partie intégrante d’une formation, c’est déjà une première en France, merci à Bruno Latour qui en a été la cheville ouvrière décisive, avec Françoise Melonio pour ce qui nous concerne en littérature. J’ai appris aussi, contre mes propres préjugés, la diversité des étudiants qu’on accueille ici. A mi chemin géographiquement des Beaux Arts et de Normale Sup, bien plus proches du premier groupe. Des mômes qui aiment faire. Un recrutement qui fait une large part à la province, une large part à la couronne des grandes villes.

Deux fois deux heures douze semaines de suite deux ans de suite avec dix-huit paires d’yeux, ce sont tous ces yeux qui me poursuivent dans le nom de Jallal Hami, qui était comme eux encore l’an dernier et tué pour rien, tué par bêtise – bêtise de militaires qui veulent humilier, provoquer la peur, parce que c’est leur méthode pour intégrer. Celui qui aura traversé ça saura obéir. Celui qui aura supporté ça saura exécuter sans protester des ordres qu’il désapprouve. On fait exécuter cela par ceux qui l’ont subi l’année d’avant, c’est leur revanche, la preuve qu’ils ont surmonté : ils ont passé côté du maître, sinon du bourreau. La France coloniale a fonctionné sur son armée, dans son intérieur symbolique elle n’a pas bougé.

On force de jeunes recrues, venues là pour l’excellence – Jallal avait le grade de sous-lieutenant, ça veut dire que son diplôme s’accompagnait d’une formation pré-militaire, je suppose. Saint-Cyr a la prétention de recruter pour des métiers sophistiqués. Mais ça ne fait rien, avant il faut l’humiliation, avant il faut la boue.

Cette nuit d’il y a trois jours, la boue militaire a avalé Jallal. Le forcer, avec d’autres, à se lancer à la nage dans un étang de la forêt de Bretagne, la plus dense, tout près des zones magiques de Paimpont. Il y avait des projecteurs, et puis on a coupé les projecteurs. Les imbéciles, ça les a bien fait rire. C’était une sorte de jeu, une farce.

Moi je vois l’horreur. Il suffit d’un trou de vase, de prise glissante ou de trois branches, des jambes qui ont voulu reprendre appui et qu’on ne décolle plus. Se noyer ça va vite, surtout dans l’eau très froide. Je me souviens de la nuque de Tabarly, et comme dans ces cas on doit s’enfoncer. Je ne suppose pas que Jallal Hami, et la façon dont 4 ans durant, à Sciences Po, on apprend à ceux-là à résister, analyser, tenir, se soit laissé avaler. Même si l’horreur et la panique sont brèves, elles sont désespérées, elles parviennent à la conscience, elles s’emparent de tout l’être. Et dans le pire désespoir reste l’idée que cela ne tient qu’à la pure bêtise d’imbéciles heureux de vivre, qui trouvent leur grandeur dans l’humiliation de l’autre. Et qu’on meurt pour rien, dans la barbarie la plus gratuite.

L’horreur nue qui pour moi accompagne les dernières secondes de lucidité terrible et d’extrême conscience de Jallal Hami, depuis deux jours elles me mangent, je ne les supporte pas. C’est un cri en moi, des dents : le combat perdu contre les Arts et Métiers, qui perdurent et leur bizutage aussi. Hier un vieux roc s’en est allé, Jacques Dupin : il partait sa tâche faite. Hier une amie a été convoyée par ses proches dans un cimetière parisien : Maryse Hache emportait avec elle son combat. Jallal Hami a été privé de tout combat.

J’appelle ceux qui ont créé la possibilité même de ce bizutage des assassins. Et j’entends le dire en mon nom, comme au nom de ceux que j’accueillerai dans les mêmes salles fin janvier, pour écrire, lire, apprendre, se mettre à l’écoute. J’entends qu’on rallume les projecteurs, même sur l’horreur.

Ce n’est pas gagné : regardez comme les plus honorables journaux en font une discrète affaire interne, ne parlent même pas de Sciences Po, et du diplôme juste obtenu. C’est abject, la vérité ? Eh bien regardons l’abject, de la même façon que des médecins légistes, après autopsie du corps de 24 ans, découpage et pesage des organes d’un gamin qui a l’âge des miens, ont prononcé cette phrase excessivement banale, mort par noyade. Moi je veux savoir qui a coupé les projecteurs, pourquoi et dans quel rire, et avec combien de bières dans son immonde graisse de gradé militaire. Et que celui qui a coupé les projecteurs, on sache au nom de quelle communauté, quelle collectivité il a perçu que son geste, en leur nom comme au nôtre, était permis.

Jallal Hami est mort en notre nom. Et c’est pour cela aussi qu’on crie.

 

Image : fenêtres de Sciences Po, soir.

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1ère mise en ligne et dernière modification le 31 octobre 2012
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