Led Zep #13, flash back | de la première Jaguar de John Bonham

Rock’n Roll, un portrait de Led Zeppelin


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Moment de transition pour le livre : c’est toujours Bonzo, le batteur, qu’on suit au plus près, mais cette fois dans la période de formation des premiers groupes, et en chevauchant sur ce moment qu’on retrouvera ensuite via Jimmy Page, Bonham ayant accepté de partir en tournée pour Joe Cocker n’a pas très envie de dire oui à l’aventure Led Zeppelin.

Et période fascinante de sa propre formation : le batteur dans sa chrysalide, la période où on n’est pas encore un bon batteur mais qu’il faut tenir et s’incruster dans ses propres défauts pour y arriver.

C’est un des passages que je reprends en public dans mes perfs, sur un ensemble aléatoire de brèves boucles de batterie seule (ou plutôt : morceaux de Led Zep remixés avec seule la batterie principalement audible).

 

 

Aphorisme de John Bonham : « Frapper la peau d’un tambour, c’est comme se débarrasser d’une goutte d’eau qu’on aurait au bout du doigt. » Mais cela, il lui a fallu longtemps pour l’apprendre.

Pour se figurer John Bonham dans ce moment de son histoire, s’arrêter un instant sur ses coutumes vestimentaires. Cette année, dans ses débuts de batteur pas encore professionnel, il se fait photographier dans une magnifique veste rose à parements, c’est d’un effet formidable sous les moustaches, avec des chaussures à bout pointu. John Lennon et Brian Jones ont frayé la route pour ces manières de s’habiller. La veste lui a coûté cher (il est célibataire encore, et vit à Redditch chez ses parents). Il a besoin d’argent, il vend cinq livres la veste rose à son frère Michaël, qui est étudiant. Un mois plus tard, Michaël croise au pub un batteur ami de son frère, et lui dit : – Dis donc, elle est chouette, ta veste, j’aurais bien cru être le seul à en avoir une comme ça. Le batteur lui répond : – Mais c’est Bonzo qui me l’a vendue, pour cinq livres et demie… Quand Michaël rentre à Redditch et ouvre son armoire, la veste n’y est plus.

Un autre copain période Redditch, le bassiste Dave Pegg (plus tard avec Fairport Convention), lui vend une paire de ces bottines à bout pointu qu’il est obligatoire d’exhiber si John Lennon ou Brian Jones les portent. Lui-même, Dave Pegg, se les est procurées lors d’un voyage en stop en Scandinavie (iniiation obligatoire, le voyage en stop pour la Suède, le Danemark et la Norvège, aux jeunes Anglais de l’époque : Brian Jones ou Jimmy Page, Charlie Watts et John Paul Jones y cèderont aussi, alors que leurs chemins ne les mènent jamais vers Paris). Des bottines incroyables de peluche rose, et chères. Il a un trou dans son budget, Dave Pegg, ou bien trouve cela trop voyant, ou pas assez confrotable : il les revend à Bonzo, qui retourne son porte-monnaie. Mais, une semaine plus tard, il le voit hissant des seaux de ciment sur un chantier de construction (il donne même l’adresse, Birmingham, Bull Ring Market) , et portant ses bottines de peluche rose. Scandalisé, Dave Pegg. Quant à Bonzo, indifférence au gâchis, ou comble de l’originalité, à vouloir se vêtir en aristocrate du rock jusque dans ses heures de chantier ?

C’est que, depuis quelques mois, John Bonham joue dans les pubs.

C’est la tradition du jazz, de laisser la place aux copains pour un morceau, et dans ces premiers temps du rock on en reprend l’usage. Tant de groupes, dans chaque quartier de chaque ville, à la poursuite du mirage pop.

Cette fin 1963, les Beatles accèdent à la pleine gloire et les Rolling Stones percent : le jazz, c’est fini. John Bonham a sa chambre à l’étage, mais, en grimpant sur la caravane, il peut rentrer en pleine nuit. La soclarité, terminée depuis ses seize ans : pour être batteur, peu besoin de mathématiques, ni des finesses de la langue de Shakespeare. Il a laissé tomber le commerce des blue-jeans : c’est plus dur, mais on gagne mieux sa vie dans les chantiers du père. On ne lui fait pas de cadeau : fils de patron, c’est de tradition, on vous fait tout faire, et sans doute que les mêmes frictions s’étaient produites entre le père et le grand-père. Bonzo manie très bien la dégauchisseuse et la scie sauteurse : ses copains du Band of Joy seront munis, grâce à lui, de cabinets d’enceinte aussi gros que ceux de Cream naissant (et qui estomaquait tout le monde par la taille du matériel de Jack Bruce et Eric Clapton). De l’acajou massif, détourné des aménagements de bureaux d’un client de Bonham père. Et personne pour savoir que, si la menuiserie des enceintes est gigantesque, la taille des haut-parleurs à l’intérieur n’est guère proportionnée.

Mais on n’en est pas encore au temps de Band of Joy, le groupe où il rencontrera Robert Plant : si les copains actuels de Bonham fils à Kidderminster se méfient de lui, c’est qu’il a la réputation d’un bousilleur.

Chacun d ‘eux, les copains batteurs, fait grand effort, semaine après semaine, pour rembourser la batterie achetée en location-vente. La première batterie de Bonzo a été achetée cash par son père, et sa première batterie neuve, il l’a prise directement sur ses salaires. Ses copains ne gagnent pas si bien leur vie, ils disent que lui, Bonzo, ne sait pas prendre soin d’un matériel. On l’a vu laisser tomber sa grosse caisse d’une fenêtre plutôt que de faire le tour par la sortie, parce que c’était plus près pour la charger dans sa voiture. Et dans sa recherche d’un son qui ressemble à ceux des disques, il bousille les filetages à force de serrer trop fort pour tendre la Vistalite. Enfin et surtout, il laboure la peau. Crime de lèse-batterie, frontière infranchissable entre l’amateur et le professionnel : il ne sait pas tenir ses baguettes, disent les copains. On n’a jamais réussi à rien lui apprendre, disent Garry Allcock et Bill Harvey.

L’apprentissage des clubs, dans ces conditions, sera laborieux. Avec The Way Of Life, ils décrochent à Birmingham un engagement dans un club nommé the Top Spot, équipé, à cause des voisins, d’un système anti-décibels : à chaque fois qu’au cœur du morceau Bonzo donne un coup trop fort sur la grosse caisse, cela coupe le courant des amplis, ça arrivera au moins trois fois dans la soirée, à cause de cela on ne les paiera que la moitié des quinze livres promises. Quand, ensuite, The Way Of Life a enfin décroché d’enregistrer un disque au Zella Studios de Birmingham, le patron, Johnny Haynes, refuse à cause de Bonzo : « C’est quatre fois trop fort, tu te fiches la vie en l’air à jouer comme ça… » Il recevra par la poste, quatre ans plus tard un disque d’or du Zeppelin, dédicacé par Bonham : « Merci pour tes conseils. » La vie de folie de Led Zeppelin n’a rien effacé des vexations de départ.

Non seulement il est sur la liste noire des clubs, mais les musiciens aussi lui en veulent. Il a promis à Untel, il y a trois semaines, qu’il jouerait ce soir avec eux, mais il ne vient pas, n’a prévenu de rien. On saura le lendemain qu’il jouait à vingt kilomètres de là, avec un autre groupe. Le mot anglais c’est unreliable : pas fiable.

Et puis, quand il joue sur la batterie d’un autre, c’est un désastre. Qu’on puisse jouer très fort et sans détruire le matériel rien qu’en acceptant que la baguette soit souple dans le poignet, personne ne l’a jamais dit à John Bonham avant qu’il devienne professionnel.
Ce qu’on dit peau c’est cette plaque de plastique résonante et rigide, la Vistalite, qui se fissure si le bois des baguettes ne se contente pas d’y rebondir : des peaux crevées, Bonzo, c’est chaque samedi. Défoncer les tambours, au sens littéral, pour lui c’est l’idée même du rock’n roll. Alors, quand par hasard c’est le batteur invité du canton d’à-côté qui a apporté son matériel, ou bien un groupe qu’on jalouse, les copains s’entremettent : « Laisse taper Bonzo, juste un morceau… »

Une bonne farce, en somme. La Vistalite c’est cher : quand Bonzo en bousille une, on se moque de lui – ils ne sont pas tendre entre eux, les batteurs. Le problème de Bonham, c’est que les chantiers ça charpente aussi les avant-bras. Si à trente ans le dos d’un maçon ce n’est plus rien, à seize ans on apprend à brasser les kilos, monter les seaux de ciment et les bastaings, comment ça ne se sentirait pas dans sa façon de jouer : les autres batteurs sont de frêles enfants des villes, et lui c’est plutôt le contraire. Une force. Au pays de Gulliver, Bonzo, certainement pas côté Lilliput.

Donc Bonzo encaisse, sans répondre. Et plus tard, pour tel batteur qui sera resté dans les circuits des bals du samedi, autour de Birmingham, au creux des années 70, le gros barbu à chapeau débarque et extirpe de sa Maserati ou de sa Jensen 4x4 une caisse claire Ludwig Supraphonic, la plus chère, celle à vingt spires de zinc tendues sous la caisse de laiton : « pour celle que je t’avais cassée ». L’autre n’y croit pas, mais quand il vous raconte ça à quinze ans de la mort de Bonzo, il en a encore la larme à l’œil : aux morts on pardonne tout.

Il lui faudra deux ans de métier, à Bonzo, et être déjà passé professionnel, avant d’avoir cette révélation qu’un son plus rempli et même tonnant peut tenir à la souplesse plus qu’à la force.

Interview Disc de juin 70 : « I was always breaking heads when I started paying. Now I hardly ever break any. I don’t hit them so hard, but I play much louder, it’s all to do with the swing... Au début que je jouais, chaque fois je défonçais les peaux. Maintenant non. Je ne les frappe pas si dur, et pourtant je joue plus fort, c’est juste comment tu balances. »

L’étape suivante, c’est grâce à la voiture : depuis qu’il a seize ans, il a sa « licence » et peut emprunter la Ford Zephyr familiale. Désormais, John Bonham est sur les routes du Pays Noir, il peut aller jouer à l’autre bout du département (ce qui en tient lieu chez eux), et se faire accepter par des gars qui le découvrent comme il joue, et non d’après sa réputation de massacreur. Et, quand les autres bricolent encore au lycée ou rêvent d’un groupe qui décroche tout de suite la timbale, lui il a sa vie assurée et sa paye de fin de mois, jouer c’est pour l’amusement du samedi soir.

John Bonham a deux spécialités qui font qu’on lui accorde le tabouret : d’avoir salaire, cela lui permet d’offrir à boire. Et comme Joan, sa mère, tient débit de cigarettes, il embarque deux paquets quand il s’en va, merci maman, et ne rechigne pas à en offrir. Ceux qui auront bu à ses frais, ou fumé de son paquet, n’oseront pas refuser de lui laisser le siège. D’autre part, maintenant qu’il a une voiture, il promène sa propre batterie, et personne donc ne lui interdira de la démolir. D’autant plus que c’est une batterie deux fois plus grosse que ces petits machins de service qu’on trouve dans l’arrière-salle des bistrots. l y a encore de la méfiance, dans les pubs : ce type joue trop fort, ce type ne connaît que la mesure en 4/4, ce type n’écoute pas les autres, ou du moins les autres ne s’entendent plus, mais, ce qu’on lui concède, déjà, c’est son solo. Dans le changement d’entre deux groupes, ou bien à la pause du groupe invité, on laisse Bonzo jouer tout seul. Et les copains disent que, si on ne l’arrête pas, au bout de vingt minutes il continue encore. Et son solo comporte déjà, comme celui qu’il affinera jusqu’au bout pour Led Zeppelin, le passage mains nues, les roulements de toms et les citations de batteurs jazz. Il remonte sur le tabouret en fin de soirée, quand on se contente de gros rock pêchu (ça il aime bien aussi), et, entre temps on s’occupe avec des verres. A preuve que, dès cet hiver-là c’est la première fois, avant même ses dix-sept ans, qu’on lui retire quatre mois son permis pour conduite en état d’ivresse.

Quand Bonham prend son envol, avec The Band of Joy, puis Tim Rose, c’est les techniciens des studios d’enregistrement qui en ont après lui : ce type-là joue trop fort, on ne peut pas l’enregistrer. Jouer fort, il a toujours aimé. À cette époque, il aura trouvé sa marque, le contretemps tenu par la baguette de main gauche très fixe, et les rolls avec la main droite sur la caisse claire, tandis que le pied droit articule des triolets qui unissent les deux mains libres.

La première fois que, depuis les coulisses, Jimi Hendrix assiste à un concert du Zeppelin, sa seule remarque concerne le pied droit de Bonzo : That drummer of yours has a right foot like a pair of castanets. Et pas un mot d’Hendrix sur Page ni Plant. Jimmy d’ailleurs ne lui en tiendra pas rancune : quand on lui demandera, plus tard, quels guitaristes il vénère, il citera Hendrix en premier – alors qu’il ne l’a jamais vu jouer –, et Clarence White en second (ce guitariste happé par une voiture alors qu’il retirait du coffre de la sienne sa Martin D45).

On est à la fin du printemps 1965. Bonzo a fait ses classes, on offre à Bonzo ses premiers engagements. D’ailleurs, les batteurs sont rares : du moins s’ils disposent du miracle, le rythme tenu juste, et la pulsation offerte aux autres. Et d’autant plus rares que le matériel est cher, et suppose une voiture. Charlie Watts, Ginger Baker, mais aussi Carlo Little et d’autres le confirmeront. Bonzo sera embauché par Terry Webb & the Spiders, puis par The Senators, et enregistrera même avec eux son premier disque, She’s a mod. N’empêche qu’à nouveau le scénario se reproduit : le patron du studio dit que rien n’est possible si ce type n’accepte pas, comme les autres, trois oreillers pour étouffer la grosse caisse. Terry Webb changera de batteur, Bonzo se vexe, et devient titulaire de The Senators (dont il a rencontré le bassiste, Bill Ford, en jouant avec les Cerises sauvages, The Wild Cherries). Et c’est lors d’un concert de The Senators qu’il croise le chemin de A Way of Life, et y découvre un type de son âge, cantonnier de son métier, un fauve aux muscles longs, capable d’aigus impressionnants, et tout aussi brûlé de musique que lui-même, quand les autres se contenteront d’une carrière locale ou amateur : il s’appelle Robert Plant.

Mais c’est fragile. Bonzo ne joue pas si souvent. Et les soirs où il ne promène pas sa batterie, lui et son frère Michaël se retrouvent à Redditch sur les parquets de danse, et croisent régulièrement quatre sœurs du quartier d’à côté, Pat, Sheila, Margaret et Beryl Phillips, qui ne sortent jamais autrement qu’ensemble.

Bonzo et Pat dansent, Pat et Bonzo s’aiment, ils ont dix-sept ans tous les deux et l’histoire est aussi belle que simple : on dirait une chanson de Francis Cabrel.
On sort de la salle des fêtes, on s’éloigne dans le square, un reste de musique vous parvient avec les bouffées de lumière, on a la tête qui tourne un peu, et on est si jeunes : on se retrouve sur le siège arrière de la voiture. Quand Pat tombe enceinte, elle et Bonzo n’ont pas trente-cinq ans à eux deux : elle sera sa compagne pour toujours.
Et il lui promet bien sûr qu’après le mariage c’en sera fini de la batterie (retour à Gary Allcock, le modèle n’était pas neuf).

Un soir, dans un pub de Kidderminster, le Bulls Head, Bonzo a vraiment tête de taureau. Il paye sa tournée et s’affiche en costume. Quand les copains s’enquièrent du pourquoi, Bonzo répond qu’il doit bien s’habituer à le porter, ce costume (il a le même mot que pour la batterie, practising), puisque c’est le lendemain qu’il se marie. Il fait aligner sur le comptoir toute une série de verres et les boit tous : les copains le ramèneront chez lui. En fait dans la caravane, puisqu’elle devient pour l’hiver suivant l’habitat du jeune couple.

Dans l’interview du magazine Disc, en janvier 1970, ce mot miserable comme nous l’utilisions autrefois dans notre langue avant d’en dévier le sens : « When I got married I swore to give up drumming, but every night I’d come home and just sit down at the drums. I’m miserable if I can’t : Quand je me suis marié, j’ai promis de renoncer à la batterie. Mais chaque soir quand je revenais à la maison, je ne pouvais pas faire autrement que de m’y asseoir. Si je ne le fais pas, je me sens misérable. »
Bonzo joue, ces temps-ci, avec Steve Brett & The Mavericks, qu’il lâchera pour le chanteur Nicky James. Ce à quoi lui avait demandé de renoncer Pat, la jeune mariée, enceinte à dix-sept ans, ce n’est sans doute pas la musique, mais les nuits à courir avec le matériel dans le coffre, le bruit et la fumée des pubs, les bières qui vont avec, et l’état dans lequel on revient au petit matin. Et tandis qu’elle est là, à un bout de la caravane, tandis que les baguettes essayent encore et encore le gimmick d’introduction à Good Golly Miss Molly ou tel roulement à double contretemps de Buddy Rich, c’est à cela qu’elle pense, l’épouse, qu’il lui faut le prendre comme ça, son charpentier de fiancé : « Pat prefers me being what I am to doing anything else, like when I worked on a building site for a bit once : Pat préfère que je sois ce que je suis, plutôt que n’importe quoi d’autre, comme au début quand je continuais les chantiers ? »

Ajoutons qu’il n’a pas de quoi s’offrir le costume de circonstance pour un mariage à Redditch près de Birmingham. Les trois sœurs de la mariée seront en habit de fête comme les parents et beaux-parents (les photos sont restées dans les albums de famille, rien jamais n’en a été publié), et Bonham, lorsqu’il enfile la veste et le pantalon de cérémonie, a contracté une dette de plus : à Redditch le tailleur s’appelle Robinsons. C’est à lui que Bonham a commandé le costume. La veille du mariage il n’est toujours pas venu le chercher, se présente penaud et dit qu’il n’a pas réussi à se procurer l’argent. Le tailleur, qui pourtant n’est pas riche, dit au môme de dix-sept ans d’en prendre livraison quand même, et qu’il paiera à mesure qu’il pourra. Deux ans plus tard exactement, le même revient chez Robinsons et lui en commande douze à sa taille, les plus beaux, et les paye d’avance : on peut considérer, la richesse venue, avoir à s’acquitter une seconde fois des dettes déjà remboursées. Et c’est tout Bonzo, cela : on ne sait pas s’il a jamais porté aucun des douze costumes – peut-être au mariage d’une des belles-sœurs ? Et peut-être aussi que c’est dans un des costumes Robinsons qu’on l’a enterré, plutôt qu’en tenue hippy ?

C’est le début de l’année 1967, Bonham a seulement dix-huit ans et deux ans de vie de musicien derrière lui, doublé de salarié maçon. A Way of Life s’est dissout, mais le copain Robert Plant l’a appelé pour un nouveau groupe, qu’ils appellent Band of Joy. Si, dans la vieille Angleterre, on en tient pour les Stones et les Who, de la côte Ouest des Etats-Unis vient une autre perspective, née du mouvement hippy, et de la manipulation sonore en studio. C’est avec Band of Joy que Bonzo et Plant découvrent Londres : pas encore pour y jouer, mais parce qu’on sera admis au Regent Sound Studio (celui où les Stones aussi ont fait leurs débuts, mais un groupe de Birmingham n’aurait pas accès aux studios Olympic). Ils enregistrent quatre morceaux de leur répertoire, dont Hey Joe de Tim Rose, morceau que Jimi Hendrix a brusquement rendu célèbre. Lequel Tim Rose, quand il vient en Europe, recrute sur place ses musiciens, et propose à Band of Joy, son chanteur relégué à l’harmonica et au tambourin, de faire sa première partie de Tim Rose, puis d’accompagner son répertoire. Et Tim Rose insiste pour que Bonzo fasse son solo dans la seconde partie, en intermède de son propre passage. C’est lui, Tim Rose, qui sera le premier vrai tremplin de la brève carrière professionnelle de John Bonham, dit Bonzo.

Dave Pegg, le futur bassiste de Fairport Convention, raconte qu’à cette époque du caftan en rideau à fleurs et des bottines en peluche rose, il possède lui-même une Renault Dauphine rouge payée dix livres, et qu’à la première répétition où les attend Tim Rose, la Dauphine qui les amène, Bonzo et lui, tombe en panne dans les embouteillages d’Oxford Street, provoquant une colère formidable de Bonzo : louper pareil engagement pour une bagnole… Je me suis arrêté récemment devant une Dauphine d’époque, je ne suis pas parvenu à m’imaginer Bonzo assis là-dedans… Bonzo, ce jour-là, a lâché son copain au feu rouge, dans la voiture en panne, pour assurer leur premier rendez-vous, et c’est important : Bonham connaît Londres dès ce moment, ce n’est pas Led Zeppelin qui le fera monter à la capitale.

Tim Rose sera donc le premier professionnel d’envergure à faire confiance au jeune type de Birmingham. Dans ces tournées de province, on est souvent quatre ou six chanteurs et groupes sur l’affiche. Bonzo croise enfin de vrais batteurs, les voit faire leurs réglages, leurs balances, est avec eux dans ces fonds de nuit où on se raconte les histoires de musiciens. On programme Tim Rose parce qu’il a écrit Hey Joe, et on a en vedette un jeune type à la voix éraillée, Joe Cocker, qui a repris une chanson trop doucement dite par le batteur, Ringo Starr alias Billy Shears sur le Sergeant Pepper’s des Beatles. Avec With a little help from my friends, tendue comme un gospel, Joe Cocker repère aussitôt le fils de maçon, qui a son âge et cette façon incroyable de mettre de l’air dans ses peaux : avec un type comme ça à la batterie, on peut courir l’Angleterre. Joe Cocker a enregistré à Londres With a little help en s’appuyant sur deux professionnels du travail de studio, de ceux dont le nom reste inconnu du public, mais qui sont sur les carnets de téléphone de tous les producteurs : le guitariste Jimmy Page, l’arrangeur organiste et bassiste John Paul Jones. Et quand Joe Cocker propose à Bonham de l’embaucher pour sa prochaine tournée, l’avenir peut sembler solide.

Après le dernier concert de Tim Rose, Bonham revient à Kiddderminster avec son premier gros chèque, six cents livres ou presque. Il en est fier. Il le montre à son épouse. Ils vont avoir leur premier enfant, et vivent toujours dans la caravane, même si Michael Bonham précise que John Henry père l’avait récemment échangée pour une autre un peu plus grande et plus confortable, elle n’est pas si grande ni confortable que Pat et Bonzo, après la fermeture, ne préfèrent migrer dans le bureau de la menuiserie pour une soirée plus au chaud.

Ce que Pat ne sait pas (mais peut-être devine, puisque la cornée de Bonzo est un peu jaune, et qu’il y a déjà eu quelques verres vidés au passage), cest qu’il est d’abord passé montrer le chèque à ses copains batteurs : de l’argent gagné avec sa musique, et non pas avec les seaux de ciment. On apprendra même, bien plus tard, que ce soir-là, le soir du chèque, il est passé sonner chez Garry Allcock, comme si sa première famille c’était eux, les musiciens, et pas elle, l’épouse. Et qu’avant même de rentrer il s’est aussi arrêté à Birmingham à ce garage où depuis trois semaines attend une Jaguar à vendre. Oh, une Jaguar d’occasion, mais qui vaut bien sept cents livres. Le chèque qu’il agite devant Pat enceinte, en bon père de famille, c’est du flan : il ne ramène que deux cents livres de dettes supplémentaires. Et quant à savoir si une Jaguar d’occasion c’est vraiment le véhicule idoine pour le landau et le bébé à naître, pas sûr que la question l’ait vraiment effleuré : John Henry Bonham, batteur, a une Jaguar (et même pas de place dedans non plus, d’ailleurs, pour transporter la Ludwig).

L’argent est à lui, gagné avec les tambours du rock, et non pas destiné aux corvées ordinaires : retour aux chantiers et la dèche, mais désormais la dèche en Jaguar, quand bien même de troisième main.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 26 juin 2013
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