à l’occasion de l’ouverture de son expo MOMA
– merci au magazine Vogue de m’avoir fait confiance, après Lou Reed il y a 2 ans, pour un texte sur ce qu’on doit esthétiquement, musicalement, sur la posture même de l’artiste aussi à Björk. Toujours une belle et trop rare leçon pour nous de sortir de nos prés confinés, et le rapport du magazine à son iconographie déplace aussi le champ de l’écriture ; l’article étant paru dans Vogue il y a 1 mois (version très légèrement réduite), je le reprends ici ;
– l’expo Björk au MOMA ;
– son propre site, et suggestion pour y entrer, la page de cet album gigantesque qu’est Medulla ;
– ci-dessous, la vidéo « officielle » Pagan poetry, qui me semble le centre de gravité de mon texte, notamment pour l’évocation des suspensions à la Selarc et l’univers des pratiques de transformation corporelle (mérite visionnage jusqu’à toute dernière image) ;
– en fin d’article, un documentaire de 50’ sur son travail, Inside Björk qui est une entrée biographique dans cet univers – mais je recommande d’abord The inner of deep part of an animal or a structure, inséré vers le milieu de ce texte, 48’, qui est une incursion dans la fabrique de Medulla, un vrai portrait de travail.
Björk, poésie païenne
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C’est il y a douze ans, je présentais ma biographie des Rolling Stones dans un de ces lieux consacrés au rock et aux musiques contemporaines. Le micro qu’on me propose pue, littéralement pue. Il suffit de dévisser la coque, la nettoyer à l’alcool et la replacer, c’est que je demande. « Ah non, celui-là Björk a chanté dedans, on a décidé de ne jamais le nettoyer. » Et moi j’ai compris ce jour-là comment elle avait atteint, pour ces invisibles de l’arrière des scènes et des consoles, le statut de légende.
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Elle vient d’avoir ses cinquante ans. Dont trente-huit ans chanteuse. Et pourtant en nous le même personnage qui ne tient pas en place, capable du cri le plus primal et de ces timbres d’une voix d’enfant. Qui disparaît quatre ans et revient comme en tête d’une armée sombre et lourde, qui dévaste tout – et nous régénère. On les porte dans notre sang, tous ses hymnes depuis 1977 et son premier disque solo, celui qui nous a dispensé d’apprendre son nom, Björk Gudmundsdottìr, pour ne retenir que ces cinq lettres presque acronymes, Björk.
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New York, MOMA, quelque temps déjà. Dans ce temple de l’histoire contemporaine de l’art, une boîte sombre à laquelle on accède au compte gouttes. Dedans, Tim Burton, le making of. Les carnets, les accessoires, les costumes et les mannequins. Les oeuvres d’art qui sont en amont de l’oeuvre. Un artiste populaire ? Ce n’est pas cela qui est mis en avant, mais la singularité des choix, l’obstination pour les imposer, et puis justement qu’elle est ici au MOMA, la boîte noire : ce qu’elle nous dit à rebours sur Rothko ou Warhol, ou les danseuses de Matisse. Et c’est au tour de Björk, l’Islandaise gabarit minuscule, provocatrice et organisatrice de spectacles mondialisés, d’entrer elle-même dans la boîte noire – déconstruction et caves de son dernier disque, le sombre et tentaculaire Biophilia, aller marcher nous-mêmes dans les univers étranges de ses vidéos, de ses robots et costumes, de sa façon permanente de traverser les pays et les mondes.
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Une légende se raconte, celle de Björk a été mille fois racontée. Que ses parents, dans la jeune euphorie des années 60, aient été tous deux des militants politiques. Se séparant à sa naissance, sa mère rejoint une communauté hippie et trouve un nouveau compagnon. C’est lui qui apprendra à l’enfant la guitare, les percussions, et se débrouiller de tous instruments, plus conservatoire piano flûte. Dans un des éphémères groupes punk qu’elle montera, elle jouera de la clarinette. De ses disques, elle fait les 9/10ème toute seule. Enfant prodige ? Elle n’est pas la première à qui la musique l’autorise. À douze ans un premier disque, et la célébrité sur l’île. Elle n’arrêtera plus.
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Un conte de fée dans l’ère industrielle du spectacle ? Ah, si c’était aussi simple. Björk, dès ce moment-là c’est casser avec ce que les autres attendent d’elle, par avance. Galères, petits boulots. De ses dix-sept à ses vingt ans, le nom de ses groupes est en soi une anthologie (Tappi Tikarras : Fiche-lui ta b... au c..., Bitid fast ì vitid : Mords-lui dans la viande). Mais quand elle propose son oeuvre-maître, le disque entièrement vocal Medulla, elle dit qu’elle voulait revenir à ces sensations brutes de ses dix-sept ans, tout ce qu’on traverse à l’instinct, et qu’on ne prend pas le temps de goûter. Apprentissage ? Oui : elle dit combien a compté une expérience avec juste sa voix et une batterie, ça aussi elle s’en souviendra dans tous ses disques. Et puis ne pas être « la chanteuse », mais un instrument comme les autres, avec le cri, les chuchotements, la poésie dite, et le slogan qui mord et déchire. Quand, en 1986, elle fonde Sugarcubes, avec le guitariste qui est le père de son premier enfant – qui les accompagnera partout en tournée, avant même de savoir marcher –, c’est le premier succès mondial, la vie dans les hôtels et les avions, les concerts gigantesques (non pour soi, mais parce qu’ils fontt l’ouverture de U2).
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Alors comment, en 1995, on aurait échappé à Debut ? On est au rebours de tout ce qui se fait. Dans la domination anglo-américaine, et même si elle vit à Londres, un visage et une voix surgis de l’île tout là-bas, sous les volcans et les glaciers, et qui y tient, à son nom d’Islandaise. Même pour Medulla, dans la vie new yorkaise, elle dit qu’elle écrit d’abord en islandais et traduit. Et deux des plus beaux morceaux sont ceux enregistrés avec le choeur de Reykjavik (et c’est elle qui compose, elle qui dirige, elle qui danse à frôler les sopranos). Et puis, à contre de nos chers et vieux héros lestés de leurs Fender ou Gibson phalliques, elle remplace tout par le beat électronique. Et c’est du rock (il y a toujours du rock dans ses albums) et c’est au plus loin du rock, dans les frontières les plus expérimentales, là où on serait presque du côté Arvo Pärt ou Philipp Glass.
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Et s’il y a le MOMA c’est qu’il y a ces vidéos : Björk c’est le génie d’une seule, mais ce génie c’est aussi celui de savoir trouver ses musiciens (dans Medulla, celui de Harlem qui fait basse et batterie avec la bouche ou ce duo à vous tirer les larmes, même à vingtième écoute, avec la chanteuse inuit), ses producteurs, et les réalisateurs de vidéos conçues comme oeuvres en elles-mêmes. Björk est une des premières à avoir trouvé son amplitude mondiale par MTV. Mais allez la reconnaître, dans costumes extraordinaires, dans des mondes de fiction hors toute norme, sinon la même magie qu’avait été pour nous, quinze ans plus tôt, l’arrivée du pop.
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Cet épisode bizarre : ce type qui se filme, pendant des mois, préparant un piège, un jet d’acide qui brûlera Björk au visage. Et lorsque le piège est en place, filme son propre suicide. L’affaire heureusement échoue, au tout dernier moment. Mais Björk en est affectée en profondeur : ce que ce malade voulait mettre à mal, c’est le personnage qu’elle a fabriqué, et qui n’est pas elle-même. Alors ce sera le troublant Homogenic. On arrête le spectacle, on joue pour soi, on cherche son monstre. Et ce sera un succès encore plus grand, là où elle voulait prouver le contraire.
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Et c’est pour cela le troublant statut de cette vidéo : Pagan poetry, poésie païenne. Elle est seins nus : donc la parfaite conscience que MTV et les télés américaines vont la censurer. Et qu’aussi bien, la réputation sulfureuse de ce qui est censuré la fera circuler à l’échelle mille. Et la première minute, dans ces images monochromes décomposées, une fellation gros plan puis retour sur son visage à elle, sans maquillage, rêche et rouge comme après une course dans la neige. Puis, comme le performer australien Stelarc, qui se pend à des crochets implantés à même sa peau, gros plan sur les traversées d’aiguilles qui lui cousent des perles à même la peau, et fin de la vidéo sur le dos en sang, traversé d’or. Ce qu’invente Björk, c’est la mise au jour des symboles d’une époque qui se cherche, et c’est elle qui ramasse la mise. C’est l’époque où elle ne craint pas, pour venir chercher un prestigieux award, d’arriver avec pour robe la seule dépouille non plumée d’un cygne, dont la tête peine à couvrir son sein droit.
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Ce qui fascine, c’est Björk au travail. Quand elle raconte comment, après sa première grossesse, l’idée de viande et de matière l’obsédait, et la relation charnelle avec son bébé beaucoup plus que toutes les musiques. Comment elle a retrouvé ces sensations dans sa deuxième grossesse, seize ans plus tard – et dix ans de vie commune avec un des maîtres de l’art contemporain, Matthew Barney – : elle parle de lumière chargée de terre, elle parle pour la musique du goût charnel de la viande. Ce sont des mois de studio, de recherche de musiciens singuliers, d’isolement où elle compose seule toutes les parties. C’est ce temps d’immersion, dans le combat solitaire (et elle n’aime pas qu’on la regarde, dans ces périodes, des paparazzi d’aéroport en ont fait l’expérience), que le MOMA aussi souhaite honorer, en réouvrant son disque Biophilia. On ne ferait pas une liste de musiciens hommes (Keith Richards, Lou Reed, Bowie, Iggy Pop qu’elle est tous) alors qu’on a toujours tendance à rapprocher Björk de la malheureuse Janis Joplin ou d’autres grandes brûlées, y compris les clones qu’elle a engendrés, dont Lady Gaga n’est pas la pire. La force de Björk, c’est de ne s’être jamais brûlée : elle est d’abord chanteuse, extraordinairement chanteuse, professionnellement chanteuse. Et d’assumer ses engagements politiques, et d’assumer son statut d’artiste. Il fera bon entrer dans la boîte noire du MOMA, quand c’est la jeune cinquantenaire qui nous ouvrira la porte de quelques secrets : parce qu’ils sont nôtres.
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1ère mise en ligne et dernière modification le 23 mars 2015
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