Ambrose Bierce | Seul avec le mort

une étrange mise en scène macabre, et tout l’art d’Ambrose Bierce pour cette nouvelle noire, bien noire, très noire


note d’août 2018
Pour celles&ceux qui ont regardé ma vidéo sur la rue Ambrose Bierce à San Francisco, je remets en Une cette nouvelle liée à une rue toujours emblématique de la ville...

note de novembre 2015
Après les Histoires de fantômes et le Club des parenticides, une deuxième histoire prise aux « histoires mystérieuses » d’Ambrose Bierce, et ce que j’y découvre est tellement fascinant qu’il y en aura d’autres...

Toujours ce parfait sens de la mise en scène narrative, toujours ce jeu permanent avec les nuances rhétoriques, et toujours le minimum de distance possible avant la farce, celle qui fait mal.

C’est devenu une sorte de rituel, dans les heures floues des avions, difficile de se concentrer sur Lovecraft ou le boulot perso, mais la mécanique de Pierce convient bien...

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Image ci-dessus : North Beach, San Francisco, vers 1920.

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Ambrose Bierce | Seul avec le mort (1889)


1

Dans une pièce à l’étage d’un immeuble vide dans le quartier de San Francisco appelé North Beach, le corps d’un homme reposait sous une couverture. Il était près de 9 heures du soir ; une simple bougie éclairait faiblement la pièce. Même si temps était chaud, contrairement à la coutume qui veut qu’on laisse beaucoup d’air aux morts, les deux fenêtres étaient fermées et les stores tirés. Le mobilier de la pièce se réduisait à trois choses –- un fauteuil, une table de chevet où était posée la bougie, et une longue table de cuisine, celle où était allongé le corps de l’homme. Tout cela, et même le corps, semblant avoir été tout récemment apporté ici et un observateur, s’il s’en était trouvé un, n’aurait pas manqué de remarquer qu’il n’y avait sur eux aucune poussière, alors que tout le reste de la pièce en était lourdement sali, avec des toiles d’araignées dans les coins.

On reconnaissait le contour du corps sous le drap, et même ces particularités, à quelque chose de plus tranché que nature, qui semblaient caractériser la mort, mais disaient surtout que ceux qui les affichaient avaient été dévastés par la mort. Du silence de la pièce, on aurait déduit avec raison qu’il ne s’agissait pas d’une chambre sur rue. Elle ne donnait sur rien de particulier, sinon un haut éperon rocheux, l’arrière d’un bâtiment construit sur une colline.

Quand la cloche d’une église voisine sonna les 9 heures, avec une indolence qui semblait indiquer une telle indolence à l’égard du cours du temps, qu’on pouvait se demander pourquoi elle se donnait tout simplement la peine de sonner, l’unique porte de la pièce s’ouvrit et un homme entra, s’avança jusqu’au corps. Et, comme il entrait, la porte se referma, on aurait dit mue de sa propre volonté ; on entendit le grattement d’une clé tournée avec difficulté, et le claquement du verrou comme il retombait dans la clenche. S’ensuivit le bruit de pas qui s’éloignaient dans le couloir au-dehors, l’homme selon toute apparence demeurant prisonnier. Avançant jusqu’à la table, il se tint un moment à regarder le corps qu’il surplombait ; puis, avec un léger haussement d’épaules, il alla à une des fenêtres et souleva le store. L’obscurité dehors était parfaite, les volets étaient couverts de poussière, mais en la balayant du coude il put découvrir que la fenêtre était renforcée de gros barreaux de fer à quelques centimètres de la vitre, et solidement ancrés dans la maçonnerie de chaque côté. Il examina l’autre fenêtre. C’était la même chose. Il n’en sembla même pas étonné, ne fit rien d’autre que relâcher sa ceinture. S’il était prisonnier, il était pour le moins docile. Ayant fini son examen de la pièce, il s’assit dans le fauteuil, sortit un livre de sa poche, rapprocha la table de chevet et la bougie puis commença de lire.

C’était un homme jeune –- pas plus de trente ans –- de teint brun, rasé de près, aux cheveux noirs. Un visage fin, au nez aquilin, le front haut et une fermeté du menton et de la mâchoire qu’on dit réservée aux hommes de résolution. Ses yeux étaient gris et son regard appuyé. Ils étaient principalement fixés sur son livre maintenant, mais il les détournait régulièrement pour un coup d’oeil au corps sur la table, et cela non, apparemment, par quelque fascination lugubre qu’on pourrait supposer s’exercer, en pareilles circonstances, même sur une personne courageuse, ni par rébellion consciente contre l’influence contraire qui pourrait s’exercer sur quelqu’un de timide. Il le regardait comme si, du fond de sa lecture, quelque chose l’avait rappelé au sens de ce qui l’environnait. Clairement, ce gardien de la mort libérait sa confiance quant à ce qui lui arrivait avec intelligence et sang-froid.

Après avoir lu pendant environ une demi-heure, il sembla être arrivé à la fin d’un chapitre et reposa calmement son livre. Il se leva ensuite, et tira la table de chevet sur le plancher à un angle près d’une des fenêtres, prit la chandelle et revint à la cheminée vide devant laquelle auparavant il était assis.

Un instant plus tard, il marcha vers le corps sur la table, souleva le drap et le retira de la tête, révélant une masse de cheveux sombres et un fin visage, dont les traits apparurent avec une découpe plus aiguë qu’avant. Se protégeant les yeux en interposant sa main libre entre eux et la chandelle, il se mit à regarder son compagnon impassible d’un regard sérieux et tranquille. Satisfait de son inspection, le replaça le drap sur le visage et revint à la chaise, prit quelques allumettes sur le rebord du chandelier, et les mit dans sa poche de côté, puis s’assit. Il retira ensuite la bougie du chandelier et la regarda avec suspicion, comme de calculer combien de temps elle durerait. Elle faisait à peine cinq centimètres de long ; dans moins d’une heure, il serait dans l’obscurité. Il la replaça dans le chandelier et la souffla.

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2

Dans un cabinet de médecin de Kearny Street, trois hommes étaient assis à une table, buvant du punch et fumant. Il était tard le soir, presque minuit, et bien sûr ils n’avaient pas manqué de punch. L’hôte était le plus grave des trois, le Dr Helberson –- ils étaient assis chez lui. Il était âgé de trente ans environ, les autres étaient plus jeunes, tous étaient médecins.

« La crainte superstitieuse avec laquelle le vivant contemple le mort, disait le Dr Helberson, est héréditaire et incurable. On ne doit pas plus en avoir honte que des autres qualités dont nous héritons, comme par exemple une incapacité aux mathématiques ou une tendance à mentir. »

Cela fit rire les autres : « La tendance à mentir, un homme ne devrait pas en avoir honte ? » demanda le plus jeune des trois, encore étudiant à la faculté de médecine et qui n’avait pas encore son diplôme.

« Mon cher Harper, je n’ai rien dit de tel. La propension à mentir est une chose, mentir en est une autre.
— Mais pensez-vous, demanda le troisième, que ce sentiment superstitieux, cette peur de la mort, aussi irraisonnée qu’elle puisse être, est universelle ? Moi-même je n’en suis pas conscient.
— Mais c’est tout votre système qui est comme ça, répondit Helberson. Il n’y faut que les bonnes conditions –- ce que Shakespeare appelle “ la saison complice ” –- pour surgir d’une façon assez désagréable et vous ouvrir les yeux. Les médecins et les soldats y sont certainement moins perméables que les autres.
— Les médecins et les soldats ! Pourquoi ne pas y ajouter les croque-morts et les bourreaux ? Nous voilà tous dans la classe des assassins.
— Mais non, mon cher Mancher, les jurés ne laisseraient pas les exécuteurs publics acquérir une familiarité suffisante avec la mort pour ne pas en être émus. »

Le jeune Harper, qui s’était redonné de l’élan en allumant un nouveau cigare sur la terrasse, reprit son siège.

« Qu’appelez-vous conditions dans lesquelles tout homme ou toute femme deviendrait conscient jusqu’à l’insupportable de notre faiblesse commune en ces circonstances, demanda-t-il de façon plutôt verbeuse.
— Bien, je dirais que si un homme était enfermé tout une nuit avec un corps -– seul, dans une pièce obscure, dans une maison déserte -– et sans couverture pour se mettre sur la tête, et y parviendrait sans devenir fou, pourrait en bonne justice se dire non pas né d’une femme, ni, comme MacDuff, de la lignée des César.
— Je crois que vous n’en finiriez pas d’énoncer ces conditions, dit Harper, mais je connais un garçon qui n’est ni un médecin ni un soldat, et qui les accepterait toutes, pour tout l’intérêt que vous venez de dire.
— Quel est-il ?
— Son nom c’est Jarette –- il est étranger ici ; il vient de New York, comme moi. Je n’ai pas d’argent pour l’y inciter, mais il est largement muni par lui-même.
— Comment savez-vous tout ça ?
— Il préfère parier que manger. Comme pour la peur –- je crois pouvoir dire qu’il pense qu’elle est une sorte de désordre cutané, sinon une sorte particulière d’hérésie religieuse.
— À quoi ressemble-t-il ? »

D’évidence, Helberson devenait plus qu’intéressé.

« À Mancher ici présent – il pourrait être son frère jumeau.
— Je relève le défi, dit Helberson avec rapidité.
— Merci beaucoup du compliment, je vous assure, grogna Mancher, qui s’endormait. Puis-je participer ?
— Pas contre moi, dit Helberson, je ne veux pas de votre argent.
— Très bien, dit Mancher, je serai le cadavre. »

Et cela les fit tous rire.

Les conséquences de cette conversation idiote, on les a vues.

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3

En éteignant ce qui lui restait maigrement de chandelle, le but de M. Jarrette était d’en préserver la fin pour quelque éventuel besoin. Il avait dû avoir aussi la pensée, ou la semi-pensée, que l’obscurité ne serait pas pire tout de suite que plus tard, et que si la situation devenait insupportable cela serait mieux d’avoir des moyens d’agir, voire de s’enfuir. De toute façon, il était sage d’avoir de la lumière en réserve, même si elle ne lui servirait qu’à regarder ce qu’il veillait.

À peine eut-il soufflé la chandelle et qu’il l’eut posée sur le plancher à ses pieds, qu’il s’installa confortablement dans le fauteuil, s’allongea comme il put et ferma les yeux, espérant et s’attendant à dormir. En cela il fut trompé ; il ne s’était jamais senti moins endormi de sa vie, et en quelques minutes il renonça à y réussir. Mais que pourrait-il faire ? Il ne pouvait se mouvoir dans la nuit absolue, au risque de se cogner -– et au risque, aussi, de tomber sur la table et déranger brutalement le mort. Tous nous leur reconnaissons le droit de reposer en paix, et protégés de tout ce qui serait rude ou violent. Jarette réussit à peu près à se faire croire que des considérations de cette sorte le conduisaient à éviter tout risque de collision et à se tenir dans sa chaise.

Tandis qu’il pensait à toutes ces choses, il s’imagina entendre un faible bruit en provenance de la table –- quelle sorte de son cela pouvait difficilement s’expliquer. Il ne retourna pas la tête. Pourquoi l’aurait-il fait -– dans le noir ? Mais il écoutait – pourquoi ne le ferait-il pas ? Et tout en écoutant, il ressentit un léger vertige et s’accrocha aux bras du fauteuil. Il se produisit un étrange sifflement dans ses oreilles ; sa tête lui semblait exploser ; ses vêtements lui semblaient comprimer encore plus sa poitrine. Il s’étonna de pourquoi il en était ainsi, et si c’étaient des symptômes de la peur. Alors, dans une forte et longue expiration, sa poitrine lui sembla s’effondrer, et dans un grand sanglot qui remplit de nouveau ses poumons à bout de souffle, et il comprit qu’il avait écouté si intensément qu’il en avait retenu sa respiration jusqu’à la suffocation. Cette révélation le vexa ; il se leva, repoussa la chaise de son pied et vint jusqu’au centre de la pièce. Mais on ne fait pas un grand voyage dans une telle obscurité ; il commença à tâtonner, et, trouvant le mur, le suivit jusqu’à un angle, continua au long des deux fenêtres, puis, dans l’autre angle, buta violemment contre la table de chevet, et la contourna. Cela fit un fracas qui l’effraya. Il en fut déçu : « Comment diable j’ai pu oublier où elle était ? » bredouilla-t-il, et il reprit son chemin à tâtons le long du troisième mur jusqu’à la cheminée. « Je dois me faire une raison sur tout cela », dit-il, sondant le sol pour retrouver la bougie.

L’ayant reprise, il l’alluma et instantanément tourna ses yeux vers la table où, naturellement, rien ne s’était déplacé ni n’avait changé. La table de chevet était renversée sur le plancher : il avait oublié de la remettre sur pieds. Il regarda tout autour de lui dans la pièce, dispersant l’épaisseur de l’ombre en élevant la bougie de sa main, et il revint à la porte pour tester le verrou, en poussant et tournant de toute sa force. Qu’il n’y parvienne pas sembla lui donner certaine satisfaction ; et, ce faisant, il ne fit que le renforcer en le poussant plus fermement qu’il ne l’était. Revenant à la chaise, il regarda sa montre -– il était 9h30. Avec un geste de surprise, il mit la montre contre son oreille. Elle ne s’était pas arrêtée. La bougie était maintenant visiblement plus coure. Il l’éteignit de nouveau, la plaçant sur le plancher près de lui comme auparavant.

M Jarette n’était pas à son aise ; il était nettement insatisfait de son environnement, et s’en voulait d’être ainsi. « Qu’est-ce que j’ai à craindre ? » pensa-t-il. « C’est ridicule et honteux ; je ne devrais pas être imbécile comme ça. » Mais le courage ne vient pas en disant « je serai courageux », même en se convainquant qu’il le faudrait. Plus Jarette se condamnait lui-même, plus il donnait de raison à ce qu’il condamnait ; plus il ébauchait de variations sur le simple thème de ce qu’il y avait d’inoffensif dans la mort, plus le désaccord avec ses émotions devenait insupportable. « Eh quoi, s’écria-t-il tout fort dans l’angoisse de son crâne, quoi ! moi, qui n’ai pas une once de superstition dans ma nature –- moi, qui n’ai aucune croyance en l’immortalité –- moi, qui sais (et je ne l’ai jamais su plus clairement que maintenant) que la vie après la mort est un rêve ou un désir –- est-ce que je vais perdre comme ça mon pari, mon honneur, et tout respect de moi-même, peut-être ma raison, parce que certains de nos sauvages ancêtres ont conçu la monstrueuse notion que les morts marchent la nuit ? –- et que... » Distinctement, immanquablement, M Jarette avait entendu derrière lui, souple et léger, mais délibéré, régulier, et s’approchant de plus en plus près, un bruit de pas.

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4

Peu avant l’aube, le lendemain matin, le Dr Helberson et son jeune ami Harper remontaient lentement les rues de North Beach dans le coupé du docteur.

« Sentez-vous encore la confiance de la jeunesse dans le courage ou la solidité de votre ami ? demanda le vieux docteur. Croyez-vous que j’ai perdu ma mise ?
— Je sais qu’il en est ainsi, répondit-l’autre, avec un soupçon d’emphase.
— Bon, sur mon âme, je l’espère. »

C’était dit avec sérieux, presque solennité. Un silence suivit pour quelques instants.

« Harper, reprit le docteur, qui apparut de plus en plus sérieux à chaque fois qu’une demi-lumière entrait dans la voiture, quand ils passaient les réverbères, je ne me sens vraiment pas à l’aise qu’on ait entrepris cette histoire. Si votre ami ne m’avait pas énervé de la manière prétentieuse par laquelle il avait riposté à mon doute sur son endurance -– une qualité purement physique -– et par cette semi-incivilité par laquelle il avait considéré la profession des médecins, je ne me serais pas engagé de cette façon. S’il est arrivé quoi que ce soit nous en sommes coupables, et j’ai bien peur qu’il en soit ainsi.
— Qu’est-ce qui aurait pu arriver ? Même si tout cela a pris un tour sérieux, ce qui ne m’effraierait pas plus, Mancher n’a qu’à ressusciter lui-même et expliquer comment. Avec un patient issu de la salle de dissection, ou un de vos derniers malades, cela pourrait être différent... »

Le Dr Mancher avait été assez bon pour accomplir sa promesse –- le « corps », c’était lui.

Le Dr Helberson resta silencieux pendant un long moment, pendant que la voiture, à vitesse d’escargot, remontait la rue qu’ils avaient déjà parcourue deux ou trois fois. Puis il reprit la parole :

« Bon, espérons que Mancher, s’il est revenu de la mort, l’a fait discrètement. Une faute qui pourrait rendre les choses pires plutôt que meilleures.
— Oui, dit Harper, Jarette serait de taille à l’avoir tué. Mais, docteur –- et il regarda sa montre lorsque la voiture passa sous un réverbère –- il est enfin 4 heures, maintenant. »

Un instant plus tard, il étaient tous deux descendu du coupé et marchaient avec vivacité vers cette maison abandonnée depuis longtemps, appartenant au docteur, et dans laquelle ils avaient emmuré Jarette, selon les termes de leur pari insensé. Alors qu’ils approchaient, ils croisèrent un homme qui courait.

« Vous pouvez me dire, cria-t-il soudain, en ralentissant à peine, où je peux trouver un médecin ?
— Pourquoi donc ? rétorqua Henderson, impassible.
— Allez-y voir par vous-mêmes », reprit l’homme, qui repartit en courant.

Ils se hâtèrent d’autant. Arrivés à la maison, ils virent plusieurs personnes y entrer, dans une agitation perceptible. Dans un des appartements de l’autre côté de la rue, les fenêtres étaient ouvertes, et une profusion de têtes en dépassait. Et tout ce monde posait des questions, aucun n’ayant de réponse pour quiconque. Quelques-unes des fenêtres aux volets clos étaient éclairées ; leurs occupants se préparaient à descendre. En face exactement de l’entrée de la maison où ils se rendaient, un réverbère éclairait d’une lumière mièvre et jaune le décor, comme pour dire qu’il y avait bien plus à voir si on le voulait. Harper s’arrêta à la porte et posa la main sur le bras de son compagnon :

« Ce n’est pas à nous d’entrer, docteur, dit-il dans une agitation extrême, qui contrastait étrangement avec sa manière libre et facile de parler ; je jeu s’est retourné contre nous. N’y allons pas, restons en bas.
— Je suis médecin, dit Helberson avec calme, il se peut qu’on ait besoin d’un médecin. »

Ils franchirent le seuil et se préparèrent à entrer. La porte était ouverte ; le réverbère d’en face éclairait le couloir sur laquelle elle donnait. C’était rempli d’hommes. Quelques-uns étaient sur les premières marches de l’escalier, et, hésitant à s’engager plus, s’en remettaient au destin. Tous parlaient, personne n’écoutait. Soudain, à l’étage supérieur, se produisit un grand bruit ; un homme s’en prenait à la porte et tentait d’échapper à ceux qui le retenaient. Se précipitant en bas au travers de la masse des spectateurs effrayés, il les repoussa de côté, les écrasant contre le mur d’un côté, les forçant à passer la rampe de l’autre, les attrapant par la gorge, les frappant sauvagement, puis descendant jusqu’au rez-de-chaussée parmi leurs corps. Ses vêtements étaient en désordre, il n’avait pas de chapeau. Ses yeux, hagards et sans repos, portaient quelque chose de plus terrifiant que son apparente force surhumaine. Son visage, rasé de près, semblait vidé de son sang, et ses cheveux blanchis comme la glace.

Comme la foule du rez-de-chaussée, moins contrainte par la place, s’écartait pour le laisser passer, Harper se jeta en avant :

« Jarette ! Jarette ! » cria-t-il.

Le Dr Helberson attrapa Harper par le col et le tira en arrière. L’homme les dévisagea sans sembler les voir et sauta dans la rue, descendant les marches d’une traite pour s’enfuir. Un volumineux policeman, qui s’était avec peine frayé son chemin vers le bas de l’escalier, le suivit un instant plus tard, tentant de le poursuivre, et toutes les têtes aux fenêtres –- celles de femmes et d’enfants maintenant –- criant à l’unisson.

L’escalier étant maintenant partiellement dégagé, la plus grande partie de la foule s’était précipitée dans la rue pour suivre la poursuite. Le Dr Helberson monta vers l’appartement, suivi par Harper. Sur le palier de l’étage, un agent leur bloqua le passage. « Nous sommes médecins », dit le docteur, et ils passèrent. La pièce était remplie de gens qu’on distinguait à peine, regroupés autour d’une table. Les nouveaux arrivants se frayèrent chemin parmi eux et regardèrent par-dessus les épaules de ceux du premier rang. Sur la table, les membres inférieurs couverts d’un drap, reposait le corps d’un homme, violemment éclairé par le hublot d’une lampe-tempête tenue par un policeman qui se tenait aux pieds. Les autres, hors ceux qui entouraient la tête –- et le commissaire lui-même -– étaient tous dans le noir. Le visage en haut du corps paraissait jaune, répulsif, horrible. Les yeux étaient partiellement ouverts et révulsés, la mâchoire relâchée ; des restes d’écume parsemaient les lèvres, le menton, les joues. Un individu de haute taille, à l’évidence un médecin, était penché sur le corps, ses mains enfoncées sous la chemise. Il les retira et enfonça deux doigts dans la bouche ouverte.

« Cet homme est mort depuis au moins six heures, déclara-t-il, c’est une affaire pour la justice. »

Il sortit une carte de sa poche, la tendit au commissaire, et se dirigea vers la porte.

« Dégagez-moi cette chambre. Dehors, tout le monde dehors ! » cria le commissaire, et tout le monde disparut comme s’ils avaient été renversés d’un geste, à mesure que le faisceau de la lampe-tempête les balayait tous à la suite les uns des autres. L’effet était incroyable ! Les gens, aveuglés, indécis, et surtout terrifiés, se précipitèrent en désordre vers la porte, se bousculant les uns les autres, passant l’un devant ou par-dessus l’autre dans leur fuite, comme les astres de la Nuit quand paraissent les rayons d’Apollon. Et sur cette masse en reflux, l’agent braquait sa lampe sans pitié et sans arrêt. Pris dans le flux, Helberson et Harper furent jetés hors de la pièce et durent eux aussi dévaler les escaliers jusqu’à la rue.

« Nom de dieu, docteur, est-ce que je ne vous avais pas dit que Jarette le tuerait ? dit Harper, dès qu’ils se retrouvèrent hors de la foule.
— Je sais que vous l’avez dit », répondit l’autre, sans émotion apparente.

Ils marchèrent en silence, rue après rue. Là-bas, à l’est maintenant gris, on devinait la silhouette des collines. La voiture du laitier, si familière, avait commencé sa tournée ; le boulanger ferait bientôt partie du décor, la voiture avec les journaux devait déjà être sur les routes.

« Ce qui me frappe, mon jeune ami, dit le docteur, c’est que vous et lui semblez avoir un peu trop pris l’air du matin dernièrement. C’est malsain ; nous avons besoin de changement. Que diriez-vous d’un voyage en Europe ?
— Quand ?
— Je ne sais pas vraiment. Je suppose que 4 heures cet après-midi conviendrait parfaitement.
— Je vous retrouve à l’embarcadère », répondit Harper.

Sept ans après cela, les deux hommes étaient assis sur un banc à Madison Square, New York, continuant une conversation familière. Un autre homme, qui les observait depuis un moment, sans se faire remarquer, les approcha puis, enlevant courtoisement son chapeau d’un crâne aux cheveux blanchis comme la glace, leur demanda :

« Je vous demande pardon, messieurs, mais quand vous avez tué un homme en revenant à la vie, c’est mieux de changer d’habits avec lui, et, à la première opportunité, de reprendre sa liberté... »

Helberson et Harper échangèrent un regard significatif. D’évidence, cela les amusait. Le premier regarda amicalement l’étranger dans les yeux, et répondit :

« Cela a toujours été mon plan. J’acquiesce entièrement à votre point de vue et ses conséquences... »

Il s’arrêta soudain, se leva, blêmit. Il regardait l’homme, la bouche ouverte ; visiblement, il tremblait.

« Ah ! dit l’étranger, je crois que vous souffrez d’un malaise, docteur. Si vous ne pouvez pas le soigner vous-même, le Dr Harper pourra vous y aider, j’en suis sûr...
— Qui êtes-vous, de par le diable ? » demanda Harper, avec brusquerie.

L’étranger se rapprocha et, se penchant sur eux, dit dans un chuchotement :

« On m’appelle parfois Jarette, mais, au nom de notre vieille amitié, je n’ai nulle crainte à m’avouer comme le Dr William Mancher. »

La révélation remit Harper sur ses pieds.

« Mancher ! s’écria-t-il, et Helberson d’ajouter :

« C’était donc vrai, mon dieu...
— Oui, dit l’étranger en souriant vaguement, c’est vrai, pour le moins vrai, aucun doute. »

Il hésita, semblant se souvenir de quelque chose, puis commença à chantonner air populaire. Apparemment, il avait oublié leur présence.

« Regardez-moi, Mancher, dit le plus vieux des deux, et dites-nous juste ce qui c’est passé cette nuit -– pour Jarette, vous savez...
— Oui, bien sûr, pour Jarette, dit l’autre. C’est bizarre que j’aie négligé de vous le raconter. Je l’ai raconté si souvent. Vous voyez, j’ai vite compris, à l’entendre se parler à lui-même, qu’il était au bout de sa peur. Alors je n’ai pas résisté à la tentation de jouer au revenant et de me moquer un peu de lui -– et c’est ce à quoi je n’ai pu réussir. Tout se passait bien, sauf que certainement je n’aurais jamais pensé qu’il prendrait ça avec un tel sérieux ; vraiment, je ne le pensais pas. Et après coup –- parce que ça a été un rude boulot de changer de place avec lui, et en plus -– fichu vous ! pour un peu vous m’empêchiez de partir ! »

Rien ne pourrait exprimer la férocité avec laquelle il dit ces derniers mots. Les deux hommes reculèrent, effrayés.

« Nous ? Pourquoi, pourquoi, bégaya Helberson, perdant tout contrôle de lui-même, on n’avait rien à voir avec...
— N’avais-je pas dit que vous étiez le Dr Fils de l’enfer, et Harper plutôt Sharper le futé ? demanda l’homme en riant.
— Mon nom c’est Helberson, oui ; et ce monsieur est bien M Harper, reprit le premier, rassuré par le rire. Mais nous ne sommes plus médecins, maintenant –- c’est comme ça, l’ami, nous vivons du jeu... »

Et c’était la vérité.

« Une excellente profession -– excellente, bien sûr ; et j’espère que Harper le futé a été payé sur l’argent de Jarette comme un honnête parieur. Une très belle et honorable profession, répéta-t-il, s’éloignant par précaution. Moi, je m’en tiens à l’ancien. Je suis le médecin principal de l’asile de Bloomingdale. C’est moi qui soigne le superintendant. »

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responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 5 novembre 2015 et dernière modification le 17 février 2022
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