enquête sur Baudelaire, 02 | « mon berceau adossé à la bibliothèque »

matériaux pour un livre qui s’intitulerait « Tout ce qu’on ne sait pas de Baudelaire, mais fait rêver quand même »


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Je vois distinctement des mondes singuliers,
Et, de ma clairvoyance extatique victime,
Je traîne des serpents qui mordent mes souliers.

Appeler Épaves ces poèmes que Baudelaire n’a pas eu le temps d’intégrer à une troisème édition des Fleurs du Mal n’est pas juste. Ils s’enracinent exactement dans la zone extrême délimitée puis conquise par les Fleurs. Un vers comme « Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous » est un vers majeur par son rythme, le temps quatre du premier hémistiche pour ces yeux dans un mouvement qui les porte sans ralentir, et le mot trous dans la chute même du vers.

Le rapprochement de la toute fin avec le début de Bérénice de Poe (« Garde tes songes / Les sages n’en ont pas d’aussi beaux que les fous », sans aucun mot de plus de deux syllabes, encore en ce cas à terminaison en e muet – comparer plus haut à l’étirement de « de sa clairvoyance extatique victime ») est justifié et solidifie la permanence de cet enracinement.

M’intéresse aussi que dans les deux premières versions publiées (1861, Revue contemporaine ; 1862, L’Artiste), le texte soit divisé en quatrains et que Baudelaire lui-même ait supprimé cette division dans les épreuves de la publication Poulet-Malassis des Épaves puis la publication Parnasse contemporain de mars 1866. On sait que c’est le dernier mois avant la cassure définitive de Baudelaire paralysé et malade.

Mais revenir sur l’incise autobiographique, qu’il n’y a aucune raison de remettre en cause : « Mon berceau s’adossait à la bibliothèque, / Babel sombre où roman, science, fabliau / Tout, la cendre latine et la poussière grecque / Se mêlaient. J’étais haut comme un in-folio. » Fascinant que du début à la fin des quatre vers le narrateur est lui-même devenu livre. L’inventaire après décès de François Baudelaire, conservé aux Archives nationales, rectifie la projection trop simple qu’on en ferait. Le couple a des revenus consistants, et l’appartement entre cour et jardin de la rue Hautefeuille, plus les deux chambres de domestiques, est typique de la bourgeoisie de l’époque. Cuisine et salle à manger, puis un grand salon aux douze chaises de cuir noir contre le mur, encadrant le piano (un Longuemare et Borderys, marque anglaise). Des plâtres, et aux murs des dizaines de gouaches du père et de sa première épouse, Rosalie Janin : Caroline apparemment n’a pas obtenu qu’elles disparaissent – elle reste l’épouse d’un veuf. La chambre d’Alphonse, alors étudiant en droit, et une chambre minuscule mais indépendante pour le petit Charles, qui aura six ans à la mort de son père. Nous rassure le fait que les chambres de Caroline et de François soient distinctes, hors le point commun d’une pendule à mouvement sous cage de verre (Beausse pour elle, Gilles pour lui). Dans sa chambre à elle, outre ces « lampes astrales en tôle vernie garnies de globes », des faïences et bibelots. Les livres sont dans la pièce où dort le père – et qui comporte quand même, tendu de toile grise, un fauteuil d’enfant –. L’inventaire relève notamment une Encyclopédie de 1772. Dans les derniers temps, une garde-malade dort dans cette pièce où va s’éteindre François Baudelaire : l’inventaire note scrupuleusement le « lit de sangle ». On peut supposer que l’enfant ne lui rend plus que des visites ponctuelles : assez pour justifier cet incipit du « berceau adossé à la bibliothèque », et l’importance définitive des livres tout entière ramassée en une réminiscence de première enfance.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 2 août 2016
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