la chambre double #18 | les morts les chiens

et méfie-toi maintenant du savoir


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Terrible trip to an ancient & forgotten tomb. #165


Ça avait commencé par un rêve. Je tenais dans les mains un morceau de mort. Je ne me souviens plus de l’apparence ni du goût, rien que de ma certitude, et puis de ce léger craquement sous les dents.

Je me suis réveillé effaré : ce n’était pas un rêve, ou bien un rêve énonçant clairement qu’il était remémoration, mais remémoration d’une scène refusée, enfouie, refoulée.

Je suis parti marcher dans la ville. J’étais à l’étranger, j’étais dans mon présent. J’ai bien vu les chiens. Les jours précédents, dans cette même ville, je n’avais pas remarqué de chiens.

La ville me semblait froide, non pas absente mais terne. Non pas géométrique mais morne. Je suis entré dans une boutique et me suis mis sur un tabouret face rue, avec mon café.

Maintenant je le voyais, lui, Audeau – et ce n’était pas rêve, mais remémoration. Lui qui se contrôlait en permanence, les yeux légèrement brillants. Puis ses dents : lui qui avait les dents comme tout le monde, elles semblaient plus pointues, un peu luisantes. Un de mes copains – de maintenant, je veux dire – a comme ça des canines aiguisées et toujours je me demande ce que ça veut dire dans le cerveau. Nous, qui sommes plutôt côté du rêve et pratiquons le travail du rêve, les sensations sont sur l’écrasement des molaires, presque plus une rumination.

C’est ce dont je me souvenais : ces craquements sous les molaires, et de ma colère. Se mettre en colère contre Audeau, on se risquait à déchaîner quoi. Il répondrait avec son ironie habituelle ? Cela aussi, je voulais l’en empêcher.
Je revoyais vaguement un parking, une lueur glacée d’aube, des contours indistincts de brouillard, et moi debout devant sa portière qui hurlais, littéralement hurlais :
— Mais vous m’avez fait faire quoi, vous voulez faire quoi de moi ?

Et lui, rien que ses yeux qui brillaient, et que ses dents, je me le répétai avec une netteté qui traversait maintenant le souvenir, semblaient des dents de chien :

— Vous avez des dents de chien, je lui lançai.

J’avais repris ma marche dans la ville. Ce craquement. Ton corps aussi craque dans les villes froides aux rues trop longues que pourtant tu affectionnes.

— Quel mort, qui c’est ce mort ?

Je lui avais lancé la question avec rage, tout simplement parce que là était mon angoisse. Ce morceau de mort, il avait bien fallu que je me le procure, et lui, à son habitude, était resté en arrière, m’avait tout laissé faire.

— Où j’ai pris ce mort ?

Ni goût, ni autre sensation, sinon celle du geste. Ou l’ébahissement quant à ce qu’il m’avait fallu faire pour que j’aie ça dans les mains, que je le porte à ma bouche. Et que ce n’était pas n’importe quel mort, qu’il y avait une appartenance : j’appartenais à ce mort que j’avais dépouillé de lui-même, pour le porter à ma bouche, comme ce mort appartenait aux miens.

Où c’était, ce parking. Je voyais un mur, un portail. Même aujourd’hui je n’oserais pas écrire ce que progressivement j’ai pu identifier, reconnaître.

— Jette ça aux chiens, il m’a dit.

Alors, sur le parking désert, j’ai remarqué soudain qu’il y en avait des dizaines, de chiens, qui me fixaient, tous dans l’attente, attention aiguisée et tendue, qu’ils se rapprochaient, qu’il en venait encore plus, et que lui-même : lui-même chien.

Après j’ai dû m’évanouir. Je me souviens vaguement du geste de lancer, et de comment, perdant connaissance, je m’étais lentement comme enroulé sur les jambes qui ne portaient plus. Et qu’il venait de me dire :

— Un jour tu te souviendras.

Par le rêve, j’avais demandé.

— Par ça : le parking, les chiens, le mort, avait-il répondu.

Par tes dents, j’avais pensé.

— Et méfie-toi alors du savoir, de tout savoir, avait-il ajouté.

Alors dans la ville où je marchais, ce matin-là, je me suis retourné, immobilisé, puis j’ai regardé les chiens.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 15 septembre 2017
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