la chambre double #19 | la modification

avec possible vérification sur place


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In ancient buried city a man finds a mouldering prehistoric document in English & in his own handwriting, telling an incredible tale. Voyage from present into past implied. Possible actualisation of this. #182

Je connais bien le phénomène de dédoublement du présent. C’est un outil parmi les autres, apprendre à reconnaître ce qui permet de l’éveiller en soi-même, pratiquer ce retrait de soi, être spectateur de ce sentiment de déjà vu – dans ce qui jamais n’est advenu – simplement parce qu’attentif à cet infime décalage de temps entre nos deux principaux modes de vision. Mais là, non, il ne s’agissait pas de cela.

Bien sûr que non, je n’étais jamais venu. Ce qui me troublait : j’avais pris un train de nuit, un de ces vieux trains de nuit avec couchette, je pensais même qu’ils les avaient totalement supprimés et puis non, pas sur cette ligne, et à quinze ans près tu retrouvais les mêmes lavabos, les mêmes tubulures, le même oreiller et puis le petit filet à côté où maintenant ils t’offraient une bouteille d’eau et où tu accrochais tes lunettes, et puis le même grincement cahoteux et infini de la nuit, la promiscuité dont il fallait se défendre, enfin cette courbature au matin, dans le demi-jour qui se fait et la succession de villes grises dont chacune pourrait être à la place de l’autre.

Et puis tu étais descendu presque à l’heure dans cette gare au milieu de nulle part (expression consacrée, mais comment aurait-on pu la qualifier ?), sur le parvis bitumé qui ressemblait à celui de toutes les autres gares, un bus partait avec le nom de la ville où tu te rendais, tu ne savais pas à quelle heure était le suivant, le chauffeur avait bien voulu s’arrêter, cela n’avait coûté que 1€30 ce qui est ridicule et le bus était vide aux quatre cinquième tu étais allé t’asseoir au fond pour contempler indifférent la suite des ronds-points.

C’était une succession de hasards depuis un accident d’apparence absurde et c’est bien pour cela que maintenant tu te posais de nouvelles questions. La suite de deux voire trois semaines qui en avaient été affectées pour des questions matérielles sans incidence une fois réglées, mais sous cette contrainte de l’absurde tout le temps que ça avait duré et maintenant oui tu étais en avance, oui tu aurais à perdre absolument cette journée dans cette ville qui ne t’était rien, où tu n’étais jamais venu et où tu ne reviendrais pas, mais au soir on aurait rebasculé dans la normale et la routine des choses, qui sont d’ailleurs – après coup – bien moins intéressantes.

« L’envers ne se découvre qu’à condition que tu retournes toi-même le réel comme une peau, disait parfois Audeau – l’envers fait partie de la même réalité, mais tant que tu ne procèdes pas au retournement, comment tu le saurais ? »

J’avais marché assez longtemps, descendu du bus pas au bon endroit, mais le sachant. Prenant un café à une de es boulangeries sur les ronds-points d’entrée de ville, puis longeant de ces avenues qui, entre stades et immeubles, cimetière puis maisons individuelles à la fois normalisées et revêches, n’ont aucun intérêt propre, sinon pour celui qui veut vider sa fatigue à un peu d’exercice. Puis traversant longtemps le centre-ville, avec un théâtre refait en béton sur une entrée plus ancienne et le mélange n’était pas heureux, des cafés d’habitués où tu n’avais pas envie d’entrer même si ç’avait été la meilleure solution pour attendre.

Alors c’est en marchant. J’ai simplement commencé à faire l’exercice, parce que l’exercice me semblait simple et évident.

Et puis, au moment précis où j’accomplissais ce geste qu’il me semblait inventer sur le moment, j’ai su l’avoir fait déjà, il y a bien longtemps, le même exercice. Je n’inventais pas, je répétais. Mais je répétais pour m’approprier : parce que c’est de le faire, l’exercice que je croyais inventer, qui m’ouvrait la remémoration.

Alors qu’importe que ce théâtre, les petites rues donnant sur l’avenue, le grand carrefour avec le feu rouge, la petite vie des gens avec le supermarché juste ouvert, ç’avait été ailleurs : pourquoi Audeau m’aurait amené ici ? Et s’il n’y avait pas eu le hasard de cet accident absurde, de cette nuit en train-couchette et de cette journée à perdre, est-ce que tout cela se serait mis en place ainsi ?

Donc j’avais ça dans la tête : sois invisible dans cette ville, fais que jamais personne ne puisse retracer ni avoir conscience de ta présence dans la ville et pourtant, à tel moment, accomplis une action qui change le réel de la ville, s’inscrive dans sa permanence comme étant la résultante de ton passage dans la ville.

Et certes je n’aurais su déterminer, à l’avance, et par l’intelligence, ce qu’aurait été cet acte. Sauf que je l’ai fait.

« Je l’ai fait », j’avais dit à Audeau, mais c’était à dix-huit ans de distance. Et je lui avais dit de quoi il s’agissait.

« Pas mal », avait-il répondu, mais il n’avait jamais été très expansif sur les compliments.

C’était aussi un exercice du rêve, un exercice des derniers temps avec lui, pas un exercice de débutant. Je m’étais, dans le rêve ou depuis le rêve même, réveillé dans cette avenue, pas loin du carrefour – et je me souviens bien qu’il y avait un théâtre, une place avec la mairie puis des petites rues adjacentes, des commerces comme partout. Marcher dans la ville en restant invisible, quand on arrive depuis le rêve, n’est pas une performance. Décider de ce dérangement ponctuel d’une chose, qui affecte la durée de la ville, c’était autre chose.

Dès le lendemain on était parti avec Audeau, on avait roulé un peu plus de deux heures, pas loin de cent cinquante kilomètres. C’est moi qui conduisais, mais il ne m’avait révélé la ville où on allait qu’à mesure qu’on s’en approchait.

J’ai bien reconnu l’avenue, la place, le théâtre, la façon de faire des gens, même si le rêve effectivement distord, ou assouplit, crée ce sfumato, dans le voir et la volonté, qui est sa marque.

Il m’avait fait arrêter la voiture : « Ce que tu m’as dit avoir fait hier, tu t’en souviens avec précision ? » Il y a longtemps que j’avais appris à faire mémoire du travail du rêve. « Alors va. »

J’avais marché cinquante mètres, mais avant même d’approcher je savais ce qui m’attendait : ce que la veille j’avais accompli, j’en avais la preuve matérielle, immédiate.

« On n’en parlera jamais plus, m’avait dit Audeau. Un jour, tu parviendras à cela dans ta vie même, sans la transition du rêve. Alors tu te souviendras d’aujourd’hui, alors tu pourras agir dans la ville des autres comme on doit agir, alors tu pourras en aider d’autres à sortir de leur rêve pour agir. »

La phrase me semblait à la fois claire et lointaine. Comment j’aurais pu m’interroger sur elle, en l’absence de tout souvenir ? Et l’absurde de cet accident idiot, de ce dérangement profond des choses, jusqu’au train de nuit hier soir puis la journée à perdre dans cette ville, en quoi cela faisait partie d’avance du plan ?

Restait ce que j’avais fait, qui déplaçait l’ordre d la ville et que personne n’aurait pu me voir accomplir. Ce geste qu’il ne m’est pas possible de rapporter, mais qui est bien vérifiable.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 16 septembre 2017 et dernière modification le 12 octobre 2017
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