tombeau pour Mark Baumer, et de la vidéo-construction d’un web à mots

rencontre Beaubourg du 20 octobre 2021, et tombeau pour Mark Baumer


Ce parcours de liens a été construit en vue de l’intervention à Beaubourg, invitation conjointe BPI/EHESS (merci Arnaud Hée) le 20 octobre 2021.

Le texte qui suit, tombeau pour Mark Baumer paraît simltanément dans la revue Trafic (merci Patrice Rollet) pour leur n° 100 et dernier au format imprimé.

Certains liens ne sont présentés ici que pour la journée de la conférence et seront retirés ensuite.

 lire directement Tombeau pour Mark Baumer, repris dans n° 120 de la revue Trafic pour leurs 30 ans (merci Patrice Rollet) ;

intro



 Guy Debord, 1959, Sur le passage de quelques personnes à travers une brève unité de temps

archéologie, la ville comme film



 Strands & Sheeler, 1920, Manhatta, 12’

 Flaherty, 1927, 24 Dollars Island

 Eric Rohmer, 1964, Les métamorphoses du paysage, 22’

 Julio Cortàzar, 1975 ?, Marcher dans une ville la nuit, Autonautes cosmoroute, 30’’

 côté russe : Dziga Vertov, 1927, et Victor Kossakosky, Tishe, 2003

 et aujourd’hui l’arménien Artavazd Pelechian La nature ou Fin

outils & techniques



 Alain Cavalier, 1982, la main, la caméra

 Zbignew Rybczynski, 1976, Can’t stop

 Feldup, 2020, table des vidéos, YouTuber tombé dans la folie

 David Lynch, bulletin météo quotidien

 Casey Neistat, 8 mai 2015, Afghanistan

frontières : art & performance



 le mot cinépoème Man Ray, 1926

 Peter Whitehead, Wholly Communion, 1965, Ernst Jandl à 3’

 John Baldassari, 1971 Making art

 Henri Chopin, live, 2005

 Anne-James Chaton tunnel, avec Thurston Moore

de quelques chaînes et expériences



 Laura Vazquez, Un mot par jour : octobre 2017, novembre 2017, dialogues avec Simon Alloneau : Il y a un homme, Neige

 Anh Mat, l’écriture est partie, Gwen Denieul, zones de flottement, Gracia Bejjani, Marine Riguet Hand poem, ou Lisières, ou Habitare Secum

 Milène Tournier, Artaud était là, et j’ai rêvé cette nuit j’étais un dinosaure

 journaux filmés : Michel Brosseau, 7 sept, Nerval, Patrick Muller, la chaîne ascenseur

ma propre archéologie vidéo



 Perec, l’infra-ordinaire, février 2009

 pourquoi n’avons-nous pas le cerveau vert, décembre 2009

 about writing and publishing, avril 2017

 comment rendre nos chaînes YouTube encore plus secrètes

hommage à Mark Baumer



 Mark Baumer, la chaîne, I called an agent, part 2, I called an agent, Claudie Ballard, give me money, the man whose face was an empty box, parking lot

 compile Steve Roeggenbuck

une sélection
 talking to all gas station
 guy at a bus stop
 someone tryin to give me shoes
 dont know the answer but dont give up
 never get the focus
 it’s not about you, it’s about the future of this planet
 walking bare foot when the others capitalism
 I sat in a motel room all day
 I ate 21 bananas in a day
 stop sabal trail protest in jackson
 i saw a tiny insurance
 dont let the advertisements control your mouth
 day 100

 

tombeau pour Mark Baumer


1.

Tout est contre lui : traverser pieds nus les USA pour protester contre la politique climatique de Trump ne fait pas de vous un cinéaste – les bonnes intentions ne font pas de bonne littérature, c’est pareil pour le film.

2.

Mark Baumer je l’avais déjà repéré avant : il écrit de la poésie, il a un job de bibliothécaire à Providence, Rhode Island, il fait des YouTube provoc sur sa condition d’auteur -– celle devenue virale, par quoi je l’ai découvert : une série où il téléphone à des agents littéraires, expliquant pourquoi il ne leur a pas envoyé son manuscrit, continuant tout le temps que son interlocuteur n’ose pas raccrocher.

3.

Le vlog de son voyage devient très vite viral aussi, mais une communauté restreinte : même aujourd’hui (la chaîne est toujours en ligne) les épisodes tournent autour de 4 000, 5 000 vues –- seul celui du dernier jour, posté donc alors qu’il vient d’être tué, atteint les 130 000. Le film dont on parle, fait des 100 vlogs postés au quotidien par Mark Baumer, à peine un tiers du voyage effectué, est une compilation posthume, interrompue, constituée (et pour cause) indépendamment de son auteur mort en son propre film. Publication sérielle en 100 épisodes, le bout à bout qui les constitue comme continuité en fait-il un film, et si ce film est expérience en quoi s’inclut-il dans l’histoire majeure où s’inscrit, de Pull My Daisy de Robert Frank à Route One du cher Robert Kramer au grand bloc Jonas Mekas, une narration du réel peut-être plus totale (sauvant en elle son statut d’expérience) que tout le continent du cinéma fiction – une source qui serait déjà attestée en 1920 quand Strand et Sheeler, dans Manhatta, écrivent filmiquement et rythmiquement la ville à partir du poème éponyme de Walt Whitman, et que Flaherty en 1927 récrit la même ville, grues, ferries et foules, dans son 24 Dollars Island ? Là le paradoxe : jamais Mark Baumer ne fait référence à cette branche essentielle du film, c’est nous qui élisons son film (le film qu’il n’a pas fait) comme continuation contemporaine de cette même histoire.

4.

La profusion de l’urbain (le non-urbain qu’inventorie Mark Baumer, son dialogue avec vache ou âne, ou arbre, c’est celui que traverse l’objet urbain par excellence : la technologie de la route moderne, ignorant le piéton), c’est déjà dans les textes sur le cinéma de Cendrars à New York, en 1911. L’idée de la miniaturisation des technologies du cinéma pour accroître leur puissance fictionnelle, c’est déjà dans les proclamations d’Artaud en 1926. Le recours au mini-camescope tenu à la main, et basse définition, c’est le coup de force par lequel Alain Cavalier échappe à son temps. Trois dimensions dans lesquels Mark Baumer, auteur d’un film culte mais involontaire, entre de façon tout aussi involontaire.

5.

Un sac à dos, une paire de lunettes de soleil en parallèle de ses lunettes de myope (je suis myope : moi aussi, c’est de filmer qui me révèle, rétrospectivement, sur mon ordinateur, la dimension du réel), le linge qu’on lavera dans un motel de rencontre ou un lavabo de station-service, une GoPro et un iPhone parce que propulser et télécharger, d’une prise de courant pour brancher le chargeur dans un coin de parking, c’est le même geste pour nous aujourd’hui qu’était l’accès à la projection en salle, désormais trop religieuse pour rester compatible avec nos inventions.

6.

On peut filmer avec un téléphone, l’app Filmic Pro à 16 euros lui ouvre le 4K et la colorimétrie, on monte sur le téléphone et on propulse sur YouTube, le champ esthétique que ce saut technologique engendre (en rien différent de la longue suite des grands ou petits sauts technologiques depuis les Lumière) est une branche désormais indissociable de l’esthétique contemporaine du film. Mark Baumer aurait pu se dispenser de la GoPro, qui doit être la version 5 comparée à la 9 actuelle : son spatialisé (gros comme une tête d’épingle, mais les 4 micros sur chacune des faces de la caméra, avec détection automatique de la direction prédominante si dialogue ou voix), grand-angle ou ultra grand-angle (en gros, l’équivalent d’un objectif 14mm), une stabilisation numérique native de l’image, encore augmentée depuis lors. Caméra dite d’action, on peut la porter en brassard ou sur un casque de VTT, ou sur une micro-perche ou avec une pince pour l’accrocher devant soi, Mark Baumer tient simplement le petit cube à la main, il ne se voit pas quand il se filme. Quand il désigne ce qu’il voit (les richards qui jouent au golf de l’autre côté du grillage, quand il archive une enseigne ou une affiche, quand il décrit une chambre de motel, ce qui fascine c’est la perpétuation du vieux rôle de la caméra, mouvement et optique, quand bien même lui immergé sans possible médiation réflexive dans son expérience limite.

7.

Voilà quatre ans de la mort de Mark Baumer, trente-quatre ans, fauché en bord de route sous la pluie par un reclus dans son luxueux « SUV » (semi utilitary vehicule, c’est à la mode aussi chez nous maintenant), probablement pour donner une leçon à ce type avec gilet réfléchissant, K-Way et sac à dos, mais pieds nus sur le bord de route, et qui l’envoie ad patres, on espère que la mort fut immédiate, pauvre Mark. La grandeur de l’expérience, on l’a sue, quelques centaines ou quelques milliers d’entre nous, parce qu’au jour le jour des très brefs vlogs propulsés sur YouTube depuis station-service ou motel de hasard, cela s’inscrivait d’emblée dans le mythe du On the road de Kerouac, mais avec l’appareillage du film. Rien d’une œuvre brute, comme on dit art brut : Mark Baumer, dès ses années d’université, pratique la performance vidéo, les édite et les diffuse.

8.

Eté 2015 : pendant deux mois, je suis à la John Hay Library, à Providence, pour travailler sur les manuscrits de Lovecraft. Je tiens sur YouTube le journal de mon voyage, essaye de l’ouvrir à des fictions brèves. Mark Baumer travaille dans l’établissement, peut-être on s’est croisé. S’il m’avait repéré avec mon petit appareillage, peut-être on aurait fait connaissance mais non. C’est seulement après sa mort, dans la deuxième étape, celle des compilations artisanales et sauvages de ses vlogs, avant que ses proches en fassent un film édité, que j’ai su qu’on avait probablement été au même lieu, au même moment. Mieux que ça : la chambre qu’on a louée Angell Street, la rue natale même de Lovecraft, on l’a trouvée par l’intermédiaire d’une étudiante en creative writing à la Brown, elle-même contactée par l’intermédiaire de Cole Swensen, responsable de ce programme : quatre ans plus tôt, Mark Baumer y a obtenu son master (MFA), et a lui-même dirigé un des séminaires, sous l’intitulé Art of subtle weirdness, soit « techniques de l’étrangeté subtile ». En 2012, donc très peu de temps plus tôt, il a publié en mode performance (auto-édition sur Amazon), cinquante livres en un an. C’est tout cela qu’on met en balance, quand on s’en va pieds nus vers sa mort. Le fait même que personne, à Providence, ne m’ait parlé de Mark Baumer, pas possible de ne pas le lier à une forme de rejet : en littérature non plus, il n’avait pas choisi la voie tranquille.

9.

Un jeune intello pieds nus armé d’une GoPro marchant sur le bord des routes, en protestation contre une infâme et régressive politique concernant les changements climatiques, ça classe son homme. Pourtant, Mark Baumer, quand il jouait au hockey dans son lycée, était le capitaine de l’équipe. À l’université dans le Massachusetts, il est membre de l’équipe de base-ball. En 2010, à vingt-sept ans, il effectue en quatre-vingt-un jours une première traversée du continent américain, mais avec chaussures, sans caméra ni intention politique. Quand il entame ce qui sera son nouveau et dernier voyage, il est armé. Ceci pour un point : le film d’aujourd’hui, les « cent jours » de l’expérience avec vlog quotidien, prend sa force, y compris esthétique, de la transformation du corps par ce qu’on lui inflige. Le beau sportif et sa poésie devient ce hurleur fou qui continue trempé sur une route infinie et crie son délire parce que, justement, ça ne sert à rien. Il est ce type qui a posé sa GoPro dans le cadre archétype d’un motel à trois balles comme on trouve dans les livres de Bruce Bégout, pose ses pieds noircis, crevassés, irrécupérables sur une chaise face cam, et sera pris d’un fou rire aussi irrépressible que malade, et personne à qui le dire, sinon ne garder que le fou rire, transférer de la GoPro à l’iPhone, et le propulser tel quel. Ce qui nous happe, aujourd’hui, c’est l’effet miroir : il nous montre les USA dans la dureté froide de sa bonne conscience trumpiste, et nous ce qu’on voit c’est la dégradation sans possible demi-tour du visage et du corps. Si la mort vient conclure, c’est qu’elle a été posée là par un scénariste, et non par un conducteur dans sa forteresse roulante, et l’arrogance des propriétaires du monde, comme ce 4x4 qui renverse autrefois Stephen King dans sa balade d’après la journée à écrire, parce que le type s’est retourné pour faire taire son chien à l’arrière : l’écrivain, après coma, six mois d’hôpital et rééduc, achètera la voiture et la détruira à coup de masse (voir On Writing), à Mark Baumer ne fut même pas laissée cette chance-là.

10.

Maintenant il y a ce qu’on nomme le réel. Ou le réel parce qu’on le nomme : ce qui renverse le présent (spatialement, temporellement) en visible, que cela aide à le constituer comme galaxie du sens, ou au contraire comme strates d’une même énigme, diffractée, impalpable. La route est linéaire : une tranchée d’arbitraire dans la profusion d’un monde tout entier structuré par notre façon de l’habiter. Et plus on est loin de l’urbain, plus ces strates émergent comme ruines ou lambeaux. On dort dans des motels, on se nourrit et on recharge l’iPhone dans des stations-service, puis on reprend la marche le long des grillages : maisons, entrepôts, loisirs, pubs, et même les animaux, même les voitures deviennent progressivement constellation de signes. Mark Baumer ne démontre rien, il note. Le cinéma qu’on dit documentaire, quand on est soi-même dans l’expérience et qu’on se contente d’enregistrer comme on note, ne documente pas le monde, il le convoque et le soulève un instant, le temps seulement du geste de filmer (la belle opposition des trois chapitres consécutifs de Vilèm Flusser : le geste de photographier, le geste de filmer, le geste de la vidéo) – la leçon ici inaugurée par Alain Cavalier, mais déjà présente dans les Super 8 de Guy Debord, dans notre refus de nous constituer comme cinéastes documentaires, une nouvelle et plus urgente monstration du réel, et qui de plus alors nous inclut ?

11.

Un de ces moments qui font la granularité narrative de l’épopée de Mark Baumer : ce qui est difficile, dit-il, c’est de ne jamais adresser la parole à personne des journées entières. Exemple la veille, où la seule conversation qu’il a eue, c’était avec l’employé du motel. Le contenu : pour prendre le petit-déjeuner, il doit remettre des chaussures. Alors il ne prend pas de petit-déjeuner, mais pendant une heure, dans la brume et le froid d’un jour de Toussaint, au long de la route droite à l’infini où les voitures l’ignorent, il engueule le type à distance. Pourquoi vous faites ça, ça ne sert à rien. Les gens qui se battent contre la construction du pipe-line, est-ce que ça sert. Je fais ça parce qu’ici, en ce moment, précis, marchant pieds nus sur la route, personne sur Terre ne peut m’empêcher de le faire.

12.

Opulentes maisons archétypes sur pelouse sans barrières au long de la route : deux voitures, ou deux plus un pick-up truck. Plusieurs fois des gens sortent et lui offrent une vieille paire de pompes. Au moment où il raconte ça, une voiture grise klaxonne et s’arrête : –- Ne marchez pas sur la route, vous gênez. –- J’ai autant le droit que vous de marcher sur la route. Le type repart : se joue déjà, à l’avance, la scène qui sera celle de sa mort, du type qui veut l’effrayer par mépris et l’écharpe. Le reste du vlog : engueulade et raisonnement contre le conducteur (noir) de l’Oldsmobile grise. Puis même conversation dans chambre du prochain motel à trente balles : et là, visage nu, vers le trente-septième jour, conscience de l’épuisement, de la dégradation acceptée, celle même qui va accélérer le rejet. It’s tough today.

13.

Un type rencontré, tout souriant : lui il a vu Mark Baumer sur Internet, scène archétype qu’on voit plus chez Casey Neistat. « Je voudrais dire à tant de gens que je les aime », et ce sont des vaches qui accourent. Et c’est à un épouvantail qu’ensuite il le dit. Magicien d’Oz et homme boîte de conserve, il joue tous les rôles. Ensuite un chat mort.

14.

Ce soir-là dans le motel, il pleure (l’incendie à Oakland).

15.

Traversant l’Ohio, lisant un article de journal relatant son voyage, et découvrant la masse des commentaires en ligne. Haine compacte, anonyme.

16.

« Je me demande s’il pleut, aujourd’hui ? » Et la GoPro montre le mur jaune du motel, le rideau à fleurs et surprise : c’était une chambre sans fenêtre, le rideau pour faire semblant. Mais en tant que boucle d’un récit en moins de cinq secondes, est-ce que ça ne suffit pas pour que la fenêtre absente, montrée elle dans le cadre de la GoPro, soit le remplacement de la fenêtre absente par celle du film ?

17.

Quelquefois il parle de la peur : je le fais, je sais pourquoi je le fais, mais j’ai peur. Cette fois-là il a marché jusqu’à 3 heures du matin dans la neige. Un type, dans un lotissement, évacue la neige avec une souffleuse thermique. « Continue, mon gars, tout va bien comme ça. » Puis gros plan du soir sur les pieds nus, crevasses, engelures. Reste la souffleuse.

18.

Soupe à la citrouille dans une boîte de conserve, avalée froide à même la boîte. À cause du froid il est resté enfermé dans ce motel la journée entière : « Moyenne du jour zéro miles » par heure. Alors c’est la boîte de conserve, entre Warhol, Ponge ou Closki, qui devient film justement par le contexte, la bouche, le côté Bartleby de la journée pour rien. Comment faire film d’une boîte de conserve avec soupe à la citrouille, sinon se filmer la boire, justement parce qu’on l’a fait ?

19.

Contre l’hiver de l’Ohio, décider qu’on prendra un bus pour rejoindre la côte Atlantique, qu’on ira jusqu’au bout mais en descendant plus bas et suivant la côte. Ce jour-là, il fait moins quinze (5° Fahrenheit). Comment se décide qu’on bifurque vers sa propre tragédie. « Ce n’est pas renoncer, juste faire autrement. » Le voyage en bus devient lui-même brève suite d’image, motel devenu mobile, et puis les températures plus clémentes retrouvées : un pied de céléri acheté pour manger cru, puis vlog suivant vingt-et-une bananes avalées : la performance aux vingt-et-une bananes comme avaler le réel à l’arrière-fond, la ville non-ville comme toutes les villes non-villes, l’Amérique des pauvres et du 2ème amendement. Mais le goût retrouvé de filmer les mots sur les camions, d’inventer une tirade depuis une casquette tombée dans un fond de parking. Save the world with your hands, save the world with your brain, save the world with your body : les bananes ou l’impro, ça devient littérature parce que le film en fait séquence, scénographie, contexte. Savait-il que cela puisse aujourd’hui encore plus nous concerner ?

20.

Que la Terre existera encore quand nous ne serons plus. À partir du soixante-dixième jour, il boîte. Il parle aux oiseaux. Disserte sur la beauté. Trouve une petite cuillère.

21.

Croise un type sur des rollers avec des LED clignotantes, qui fonce droit sur la piste cyclable, en costume fluo : – Ah toi, mec, t’as trouvé le bon truc.

22.

À la frontière de la Pennsylvanie, il rejoint le rassemblement des manifestants contre le pipe-line destructeur des ressources en eau. Mégaphones, bannières, feux. Chiens et enfants, tentes et ukulele. Mais personne qui s’occupe de lui ou lui parle, lui qui a fait tout ce voyage pour ça. Routines de la colère, et soudain le comprendre.

23.

Bord de route, le lendemain, une bouteille d’eau minérale en plastique, déformée mais avec encore quelques décilitres au fond : il la boit. « On ne doit pas gaspiller l’eau de la Terre. » Faire ce qui n’a pas de pourquoi : une réponse à la manif de la veille ? Au moins se sera-t-il filmé, allant au bout du geste.

24.

Crier. Tant de fois crier. À marcher loin de tout, le besoin de crier pour que la voix tienne dans le permanent bruit des camions et voitures. Mais la possibilité retrouvée de crier que la communauté interdit : Jérémie dans sa citerne. Mais faites ça au carrefour, on vous prendra pour fou. Là simplement on vit avec son cri intérieur, c’est Artaud, c’est YouTube. Thème de l’impro criée : There’s so much more in you, un gospel, en somme.

25.

« Oh, c’est beau ici. » Plusieurs fois : se filmer soi disant la phrase, puis retournant la GoPro : démesure et magie des paysages d’Amérique. Que cela sauve malgré tout du désastre environnemental qu’on combat. Whitman, Thoreau. Puis une benne à ordures remplie d’oranges sacrifiées. Les publicités pour la viande. Puis un panneau géant avec visage plus grand que tout son corps d’une avocate en décolleté avec le mot DIVORCE ? en lettres géantes : la triche du film, génialement dissociée dans Le camion de Duras, c’est bien comment cet arbitraire de notre étalement sur la Terre met à l’horizontale toutes les mécaniques du corps, de l’argent, des signes et de la langue, et que les mettre en, représentation, dans l’arbitraire de ce qui est, par l’arbitraire où on s’est mis soi, c’est la fable que nous élisons nôtre.

26.

2017 : le vlog, 100 jours. 2018 : les premières reconstitutions linéaires mises en ligne, notamment le poète et performeur Steve Roggenbuck. 2020 : le film Barefoot initié par ses proches et l’association qu’ils ont constituée à la mémoire de Mark Baumer. Où est l’œuvre ? Et sans la mort de Baumer en son film même, se serait-elle constituée telle ? Reste le désastre, reste ce qui s’en induit dans notre geste individuelle. Reste qu’on ne le sait que si le réel a été dressé comme visible, et comme récit.

 


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1ère mise en ligne 20 octobre 2021 et dernière modification le 11 septembre 2022
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