il n’est cimetière que Paris
chez les morts _ 06

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ou un autreTumulte au hasard  : agence de voyage Meridiana plus jamais

Ce sont les deux cimetières les plus impressionnants que j'aie eu à connaître. Encore que : là comme dans tant d'autres domaines, il faudrait commencer par en établir la liste, la plus exhaustive possible. Celui-ci était vraiment particulier, à cause de la dimension de la ville, et le côté fonctionnel qui en résultait. Entre Pantin, Aubervilliers et Bobigny, en fait une large bande immensément droite et qui reculait vers le fond à mesure qu'on rajoutait les morts. On n'entrait pas en voiture, normalement. Mais tout le monde entrait. On donnait une pièce de dix francs à l'entrée, au type chargé de la barrière, et on passait. On ressortait tout à l'autre bout, côté Aubervilliers. On roulait sur l'allée bitumée, entre de maigres arbres sous tuteurs et qui n'avaient jamais grandi, tandis que les allées perpendiculaires étaient simplement de gravier. On roulait au ralenti évidemment mais n'importe, ça n'en finissait pas. On ne se serait pas arrêté voir une tombe : elles semblaient de loin un tapis au motif récurrent, d'infime variation selon la taille ou le poli du bloc de granit ou marbre reconstitué, et parfois les fleurs encore récentes. On arrivait tout au bout à la zone travaux. Elle se décomposait en trois blocs. Dans le premier, des camionnettes d'entrepreneur installaient les monuments définitifs, acquis à crédit par les familles. Puis le bloc des tombes du jour ou de la semaine, les tombes en cours. Recouvertes d'une dalle de ciment plate et terne, évidemment provisoire, mais le plus souvent et très simplement d'une bâche nylon lestée de quelques bastaings en cas de vent. Parfois, j'ai vu là des enterrements : la voiture noire en avant, les deux ou trois voitures famille derrière, et dans le vent ou la pluie (je ne me souviens de ce cimetière qu'associé à ces temps venteux et gris), les types emportant sur chariot de bois noir à petites roues la caisse vernie vers l'espace délimité qui l'attend, bien repéré par des barrières. Enfin, au bout, la terre meuble, déjà quadrillée du prolongement des allées gravillonnées marchant de front, les trous qu'on avait commencé de creuser, parce que c'est plus facile de faire venir un engin pour une série de six que pour une seule, et plus loin rien que la terre, mais la terre prête, une terre qui n'avait autre destin que cet avalement ritualisé des morts. Les concessions valaient pour dix, vingt ou trente ans, et donc le cimetière était censé avoir inventé un concept de cimetière permanent : quand il aurait atteint sa limite, côté Est, on pourrait commencer de recouvrir en partant de l'autre bout, par là où nous étions entrés. Mais, même ville et même banlieue, l'expansion démographique avait contraint de voir plus grand. C'était à quelques kilomètres du premier, en s'éloignant dans la série des cercles concentriques qu'est toute ville géante Le parc de la Courneuve est connu par ses espaces, ses pelouses, son étang, il l'est moins par son cimetière nouveau. La terre est aménagée en vagues. Ces vagues de forme complexe sont presque hautes comme vous. En tout cas, debout là où on vous a guidés via un numéro, vous ne voyez de tombes que celles qu'enclôt la concavité où vous-même avez votre proche. J'ai pensé, la première fois, que l'algorithme de calcul des hauteurs et espacements devait être bien précis. Mais j'ai essayé de nombreux endroits, cela marche. Le cimetière monte en pente douce, et chacune de ces fausses terrasses se reproduit selon le même principe, à mesure de ce mouvement ascendant plus large. J'avais voulu, cette première fois, faire le tour par Dugny : en contournant large, on revenait vers la pente en élévation progressive du cimetière. Mais cette fois tranchée net par une falaise où trois engins jaunes accueillaient les camions qui la prolongeaient au jour le jour. Une rampe de terre à pic, glaiseuse mais inégale, avec des tavelures blanches ou grises, des enfoncements plus noirs. Alentour, les arbres étaient décorés de lambeaux plastiques. Un vol de mouettes surmontait la crête, d'énormes machines jaunes rectifiaient au ralenti les pentes de ce côté plus rudes : le cimetière paysager, avec ses courbes douces et l'intimité proposée, escaladait de fait le compost compacté de ville. On enterre aujourd'hui nos morts dans nos ordures, mais l'herbe est verte et bien tondue. Il paraît que dans le lieu de crémation on organise régulièrement des expositions d'art et tant mieux : ce sont des lieux où on attend longtemps, dans un temps d'émotion intense et grave. Plus loin, c'est la base aérienne de Dugny, et ces vastes espaces où la ville s'arrête, un centre de commandement de l'armée a enterré ici paraît-il ses bunkers. Quelques antennes plus loin en sont les seules marques visibles, avec la haute militarisation de l'entrée : pas question de lui proposer une pièce de dix francs, à celui-ci. A droite, l'indication {ancien cimetière}. C'est une petite frange minuscule et préservée d'un cimetière bombardé pendant la dernière guerre. Des tombes depuis soixante ans (dont celles de l'ancien maire) ont été pour l'exemple laissées dans l'état, éventrées. Il y a un mur relativement bas de ciment. En montant sur les tombes, on peut voir de l'autre côté : c'est le fond des pistes du Bourget. L'armée y a entassé une étrange réserve d'anciens appareils. Ils rouillent là, ils attendent. Je ne connais pas de lieu plus dépaysant dans toute cette région que pourtant je connais bien, le quart nord-est de Paris. ----
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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 11 juin 2005
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