offshore _ 05
suite autobiographique

retour sommaire
ou un autreTumulte au hasard  : retour à La Terre

Je ne parlerai peut-être plus beaucoup de ces mois perchés dans les armatures de fer au-dessus des mers sombres: c'était comme un hiver qui ne finissait pas, on cumulait nos vacances pour n'y pas revenir trop aux beaux jours. Celle-ci on la rejoignait depuis Aberdeen, et cela avait duré près de quatre mois. On avait 148 mètres d'eau sous les pieds, et un gisement du paléocène au bout de nos tuyaux. On y injectait de l'eau salée pour récupérer pas mal de gaz et les barils de boue noire à faire de l'essence. Celle-ci, pour nous, c'était un peu comme conduire un camion au lieu d'une voiture. N'empêche que les appareils Schlumberger y étaient nombreux, et voulaient entretien. Parce que rien n'y était agréable, on enfilait les heures et les jours. J'ai souvenir d'y être resté une fois trois semaines en continu. On ne sait plus ce qu'est le jour, ce qu'est la nuit. Parfois on arrête trente-six heures, on reste dans sa cabine, on ne va même pas à la cantine, prétextant le mal de tête ou les boyaux de travers. Et puis on dit au copain qu'il en fasse autant, on prend le relais en bossant quatorze heures d'affilée trois jours de suite, la tête alors suffisamment épuisée pour s'écrouler au bout sans plus de question. L'avantage c'est qu'Aberdeen on avait la gare à cinq minutes et on ne restait pas longtemps en ville. Ces quatre mois j'étais avec H..., on avait sympathisé comme on fait lorsqu'il s'agit de bosser ensemble, mais de partager aussi les dîners et les soirs, les attentes dans l'aéroport et qu'on est responsables ensemble des résultats du chantier. De quoi on parlait, dans ces cas-là peut-être finalement chacun parle de ce qui l'intéresse, et l'autre écoute sans protester c'est une façon comme une autre de tenir. Il était correct dans le boulot, j'essayais d'être moins bazareux que sur mes propres chantiers, et finalement on s'en est tirés. D'ailleurs j'ai pas mal appris avec H..., sa façon précautionneuse d'avancer dans le diagnostic des pannes, ses façons de préparer l'intervention comme un acte précis de chirurgie, sa façon aussi d'accepter le temps long, le temps vide. Je n'aimais pas ce spot, parce que les constructeurs l'avaient prévu semi-submersible. On frôlait de nos tubes et échafaudages la lourde masse noire qui les balayait de longues vagues. On aurait sauté là-dedans, en dix minutes vous étiez deux kilomètres au large, et l'eau à 6 ou 8 degrés aurait sans doute été un évanouissement rapide et très doux. En tout cas c'est forcément les idées qui vous venaient. J'avais un appareil photo, ça durerait un peu plus d'un an, puis éclipse. Mais j'ai gardé les quelques pellicules, bien conventionnelles, et celle-ci de photo, je crois le dernier jour, en lui disant au revoir. Et à H... aussi, qui resterait quelques semaines après moi. Il n'était pas heureux, H... Il vivait avec une fille qui était coiffeuse, au Kremlin-Bicêtre je m'en souviens avec cette précision inutile des associations définitives. Plus tard je suis allé une fois chez eux, je me revois avec lui et elle dans cette pièce d'un petit immeuble dont le salon était meublé d'un bar qui prenait beaucoup trop de place, mais ce que nous échangions dans les jours sans heures de la plate-forme il était difficile de le transposer dans le repas à trois, la soirée s'était cantonnée dans des zones banales: ils revenaient d'un voyage, j'avais eu droit aux diapositives. Et puis j'avais quitté l'électronique, lui n'était plus chez Schlumberger et avait trouvé un emploi sédentaire: qu'il rentrait à Kremlin-Bicêtre tous les soirs aurait dû le rendre plus heureux, du moins je me l'imaginais après nos conversations sur la plate-forme, et j'étais reparti le soir dans l'impression que ce n'était guère limpide ni évident. Sa coiffeuse avait deux amours, à H... et c'est de cela qu'il m'entretenait, les soirs de la plate-forme submersible. Il connaissait le nom du type, et je crois bien que la liaison de la fille et du type ne lui était pas du tout cachée. J'y ai repensé bien plus tard, à H... et ses amours, en lisant {Le Gardien de phare} d'Anatole Le Braz. Mais moi je n'avais rien à voir avec tout ça. C'était une figure de la jalousie intéressante, pour moi qui à l'époque appréciait plutôt ces mois solitaires, quitte à ces dérives qui vous prenaient de retour dans la ville, et justement pour l'idée qu'on repartirait la semaine suivante, que tout était permis puisque sans lendemain. C'est plus facile d'être un seul Français que deux: on parlait évidemment français entre nous, et la petite douzaine de nos colocataires du spot nous laissaient à l'écart, amicalement mais fermement. Puis le cuistot était du Pakistan, chacun restait sur sa planète. Semi-submersible, cela veut dire que les vagues pouvaient balayer les structures, on se déplaçait dans de gros tubes fermant avec systèmes à vanne de sous-marin, et les dimanches, qu'on relâchait quelque peu (j'allais me faire battre aux échecs par les gens du Nord, le perdant payait les bières mais ça ne bavardait pas pour autant), c'était une sensation étrange que de monter ainsi à dos de la mer, qui nous balayait lentement le ventre. Que pensait-il, H..., pour m'en dire autant de sa coiffeuse et de lui-même, du type qui la rejoignait lorsqu'il partait pour l'Écosse et qui s'absentait lorsqu'il revenait? Il connaissait son emploi du temps, il avait pour intermédiaire et confidente une copine de sa copine, dont ce qu'il avait à me dire, c'est que "même si elle sait quelque chose, elle ne me le dira pas" et ainsi de suite. Donc il revenait ou on revenait de notre bordée parisienne, la vieille vedette emmazoutée nous déposait sur le spot, on avait exigé deux cabines individuelles (à deux couchettes chacune, mais celle du bas à chacun nous servait de rangement), et voilà, au premier dîner il reprenait ce qui n'était pas un monologue, puisque à moi adressé, mais qui me prenait à témoin comme une présence naturelle et partie prenante, comme si tout cela m'intéressait forcément. Parce qu'il n'avait pas de sujet qui le préoccupe plus et que, pour faire le point, il le lui fallait me le raconter à moi. Ce qu'ils s'étaient dit et ce qu'elle ne lui avait pas dit, ce qu'ils avaient fait et les coups de fils qu'il n'avait pas entendus, enfin tout ce qu'il et elle partageaient selon lui d'amour. Elle ne songeait pas à rompre, ne souffrait pas de le revoir, non, au contraire: entre eux deux cela allait bien et qu'ils riaient. Oui, pour lui c'était cela, le terrible, ce plaisir qu'ils avaient à être ensemble, et elle tout d'abord (disait-il), la jouissance qu'ils prenaient et même cela il m'en précisait le détail. Elle tenait à lui, mais voilà: ne lui tenait pas rigueur de ses absences. Trouvait son compte (pensait-il), de cette joie peut-être finalement plus simple, d'une vie plurielle, et d'amants par alternance. J'ai peu de souvenirs, sinon la couleur de la mer, si facilement noire là-bas au soir, tendant vers le violet ou le vert opaque dans la journée, et cette proximité d'elle où nous étions, la mer, comme sa paume sous notre ventre, et quand on dormait l'impression parfois vraie que cela vous passait par dessus la tête et qu'il aurait fallu ne pas s'en inquiéter. J'ai été content de ne plus y revenir. Le cuisinier pakistanais (une chaîne du froid, et pendant deux ans j'aurai mangé strictement la même chose) n'avait que trois mots d'anglais mais un sourire éblouissant, par quelle bizarrerie disposions-nous à volonté sur les tables métalliques de cette sauce piquante dite Tabasco, on en aspergeait tout et n'importe quoi, ces quatre mois ont pour moi à jamais le goût de la sauce Tabasco et cette intimité complète mais non voulue avec la jeune coiffeuse du Kremlin-Bicêtre. De ce dîner plus tard avec H... et elle, je ne sais plus aujourd'hui fixer son visage: je la regardais, je cherchais en elle l'amante qui, sitôt H... embrassé et parti, profitait être d'une soirée seule, avec une musique et bain moussant, pour accueillir l'autre le lendemain. Peut-être savait-elle que forcément tout cela je l'avais en partage avec H..., au début elle était vaguement hostile, ou sur la défensive. Ou bien était-ce une réaction aux façons de H..., fier du bar dans le salon, fier de son travail maintenant sédentaire, et donc de la tenir ainsi à demeure? J'ai racheté cette semaine, pour voir, de cette sauce Tabasco. Le goût n'en a pas changé. Cela n'a pas fait émerger beaucoup d'autres souvenirs. L'un d'eux tenait aux musiques écoutées, un disque du saxophoniste François Jeanneau. Le temps d'écrire cette phrase et il me revient que le disque, sans doute écouté en boucle sur magnéto-cassette tous ces quatre mois, s'appelait {Éphémère}, qu'il comportait des parties de synthétiseur Oberheim et que je rêvais d'en acheter un (nos primes de déplacement nous valaient des salaires insolents, mais la même facilité à les brûler), et qu'au lieu de l'Oberheim je m'équiperais d'un de ces Korg analogiques qui nous semblaient des boîtes à merveille. L'autre souvenir, ces énormes quantités de riz blanc, ferme et un peu collant, que le Pakistanais avec son bon et grand sourire nous posait à la louche dans l'assiette comme si c'était une faveur personnelle. Et aussi qu'un Hollandais taciturne, auquel les Écossais parlaient peu, nous rejoignait régulièrement dans notre coin de cantine, sans pour autant que nous lui parlions plus. Et puis la mer, la mer grimpant à l'assaut des tubes et structures, nous engloutissant chaque marée jusqu'à la suivante, et qu'il n'y avait donc pas de hublot dans la petite cabine grise. Cette coiffeuse du Kremlin-Bicêtre, une fois H... disparu dans sa cabine, dont il me semblait qu'elle visitait la mienne.
marelle, {suite autobiographique}: [précédent->96] _ [suivant->110]

LES MOTS-CLÉS :

François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 12 juin 2005
merci aux 307 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page