rock’n roll quartiers nord
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ou un autreTumulte au hasard  : ce qu’il en est du bonheur

Dans cette chambre pour une fois j'avais de la place. Pour le confort, c'était un peu moins. Mais ç'avait été déménager dans cette ville du Sud, les affaires d'avant déposées dans un hangar où même mes parents n'allaient jamais voir (il finirait cambriolé d'ailleurs, j'y perdrais quelques disques et livres, pour le reste, cela ne vaut pas la peine d'en parler). J'avais dans un coin de la pièce ce matelas posé à même le sol et puis une étagère avec mes livres, encore qu'ils s'entassaient plutôt directement sur le sol pour être mieux à portée de main, une lampe d'architecte pour lire. La planche sur deux tréteaux était près de la fenêtre, cela donnait sur un carrefour avec ces bus à trolley, deux antennes captant du courant continu et qui vous réveillaient la nuit par une soudaine gerbe d'étincelles: c'était au premier étage directement sur rue et les volets ne fermaient pas, pour ça que ce n'était pas cher. Sur la table j'avais cette machine à écrire que j'avais choisie la plus perfectionnée, un vrai luxe mais j'ai toujours eu le goût des machines, et surtout s'il s'agit d'écrire: qu'importe ce qu'en pensent les autres, pour moi c'est là que commence l'affirmation essentielle, par la machine. Il me semble que j'avais une autre étagère derrière moi, j'y posais les dictionnaires (mon Littré, mon Grévisse), mes musiques aussi. Pour la musique, j'avais récupéré ce vieil ampli de guitare de 100 watts infiniment lourd (je me souviens comment j'étais revenu de la gare à la chambre, le traînant et le portant), pile face à moi à cinq mètres grimpé sur une chaise, les deux haut-parleurs, on disait les {gamelles} pour faire mieux, à hauteur d'oreilles, et j'envoyais là ces cassettes entassées et usées, on était loin encore de l'arrivée des disques dits compacts. Un coin évier repas directement dans la pièce, mais dans l'autre angle, et un coin toilette séparé dans un cagibi aménagé. Je ne vais pas raconter comment et pourquoi cette ville. Ça devait être provisoire, moi j'avais besoin d'un écart, je voulais me rassembler, je voulais couper, voilà. Je me disais qu'avec si peu, une planche et des tréteaux qu'on pouvait abandonner sur place, si tout ce que je comptais d'objets sur terre tenait dans une voiture, je pouvais repartir du jour an lendemain sans préjudice. J'avais de l'argent pour un an, je dépensais très peu (chaque lundi je retirais un billet que j'organisais pour me durer la semaine), je voulais donc travailler, c'était mon mot, le {travail}. C'est ce que j'ai fait. Des trucs bien et des trucs pas bien, dans cette chambre, pas ce qui a manqué. Cette ville continue de me fasciner. Elle se prêtait aux explorations à pied, un tour à pied rituel soit vers la mer, cette vieille digue aux pêcheurs momifiés, soit plus loin vers le port, soit simplement dans ce brouhaha et l'emmêlement des petites rues piétonnes du vieux centre. Je marchais tous les jours, au moins une heure ou deux par jour, parfois plus. Puis je revenais, le jour pour écrire, la nuit pour lire. J'ai lu beaucoup, j'ai écrit beaucoup. J'avais repris l'exercice des cahiers, notations directes sur la ville et ce que je voyais, recopiages de lectures, bribes de rêves ou démarrages de fictions, même si les histoires désignaient au-delà d'elle une grande nuit qu'elles n'exploraient pas, indiquaient seulement. Je crois avoir gagné de temps en temps quelques sous, comme on fait quand on a publié un livre, prendre le train, repartir à Paris pour trois jours ou trois semaines et, quand on se débrouille avec si peu, ce premier livre m'avait valu une bourse de création non pas confortable, mais suffisante. J'ai souvenir aussi de premières expériences théâtre et radio, pas du formidable mais enfin, on me payait. En tout cas ça me permettait cet autre luxe pour lequel cette ville était favorable: les livres. Il y avait cette vieille librairie bourgeoise en décadence, elle était ombreuse et déserte, la clientèle n'y venait plus que pour des livres scolaires ou des manuels universitaires, la littérature était au premier étage. Un rayon de littérature américaine avait dû y être opulent vingt ans plus tôt: on se penchait au ras-du-sol entre les tables de livres de droit et là j'ai acheté des merveilles - sur ma {Correspondance} de Malcolm Lowry, l'indication 15F, sur mon {Faulkner à l'université}, l'indication 18F et ainsi de suite, griffonnées au crayon en page de garde et immuables, bien avant le temps qu'on imprimerait le prix directement sur la couverture. {En route vers l'île de Gabriola} où donc l'aurait-on ailleurs oublié? Tout s'était arrêté ici bien avant l'arrivée du livre de poche. Dans une autre rue, une rue en pente, étroite et grise, c'était le royaume des bouquinistes. L'un était spécialisé dans les Pléiade d'occasion. Mais qu'on demande distraitement: - Vous n'auriez pas un Don Quichotte? Et la semaine suivante on avait un Don Quichotte neuf au tiers de prix, cette ville a toujours été celle de la débrouille, du clandestin, et je lui dois beaucoup. Notamment la lecture du Quichotte. Bon, et puis il y avait les samedis. C'était retendre le ressort, c'était une dérive, un enfoncement, une crête ou un cri, nos cris. J'avais mis un lourd tissu bleu devant la fenêtre, qui cassait le jour et limitait le bruit des trolleys. Et ces après-midis dans l'ombre, sur le matelas à même le sol, la chambre semblait doubler encore de surface. Mais le samedi soir après son départ, la solitude était insupportable. Je fermais à clé sur les draps défaits ou pas de drap, m'éloignais encore lesté de ces odeurs et assistais à comment la ville accueillait, une fois la semaine, la nuit de ses propres excès. Une fois le matin suivant arrivé, la table de travail, face au lourd ampli de 100 watts sur sa chaise cinq mètres devant, et le plafond des bus frôlant chaque dix minutes le dessous de la fenêtre, redevenait accueillante. J'ai pris l'habitude, toute cette année, de sortir le samedi soir. Dans ce quartier près des bouquinistes, j'avais repéré une salle qui accueillait du rock. A quoi ressemblait la musique de ces types que j'apercevais dans la rue, voilà ce que je ne savais pas. La première fois que j'ai payé mes 6 ou mes 10 francs pour entrer, c'était comme un encoquinement, une transgression. Cela se voulait {punk rock}, période Gun Club début de Cure, et en avait l'uniforme, les maquillages au violet noir, l'apparat de métal, mais pas bien méchant pourtant. La musique était forte et finalement plutôt bonne, les types et les filles dans la salle avec les lumières rouges ou jaunes ou bleues par éclats, serrés, en transe. On entendait surtout la batterie et la basse, pour le reste cela sifflait ou s'étouffait dans un grondement rauque, et peu importe qui jouait. J'ai pris l'habitude de revenir. Un groupe se détachait des autres, on espérait qu'il aurait fortune moins locale, ça n'a pas été le cas. Mais ceux-là jouaient bien, et sur du meilleur matériel. Peu à peu, lorsqu'ils se produisaient le vendredi ou le dimanche, dans les maisons de quartier ou les centre culturels périphériques, j'ai pris l'habitude de les rejoindre. On était un petit noyau comme cela, très arbitrairement constitué. On finissait par se saluer, se parler. La fille s'appelait Tatiana disait-elle, mais je n'ai jamais su si c'était son vrai nom, ou son nom pour les samedis soirs. On s'est trouvé souvent côte à côte, et puis finalement on savait d'avance que l'autre serait là. A cause de son nom je lui avais parlé de Nabokov, mais ce n'était pas quelqu'un à lire Nabokov. Elle travaillait, mais où et à quoi, voilà ce que je n'ai jamais su. Allez parler en détail, dans ce vacarme d'amplis. A la fin des soirées, le groupe repartait vers les quartiers nord, avec une camionnette et des voitures, plutôt déglinguées les voitures. Tatiana était l'amie de la copine du bassiste, avec ce bassiste souvent on avait parlé, mais jamais au point qu'ils m'embarquent moi aussi dans les voitures ou la camionnette. Cette année reste pour moi comme un infini jeu de pistes, où on remontait comme cela (et vers soi-même tout aussi bien) à partir de signes infimes, et que chaque étape prenait du temps. Tout un an, une fois, puis deux ou trois fois par semaine, j'étais avec cette fille, nous ne dansions ni l'un ni l'autre, on avait ces phrases rares, et la même idée de fait que nous n'avions à évoquer, ni elle son travail, ni moi mes samedis et puis mes heures à la table, ce qu'était pour chacun la vie dans les neuf dixièmes des heures où nul n'aurait su comment rejoindre l'autre. C'est tout, d'ailleurs. Juste cela: se retrouver là comme si c'était normal, et on finissait quand même par parler de livres, ou bien elle me donnait des adresses dans la ville, troc de disques et bars soi-disant sympas où j'attendais mais elle n'y paraissait jamais. Il y a eu quelques moments plus forts, plus serrés: c'était l'été, il avait fallu pour rejoindre le lieu du concert, là dans ces pinèdes, prendre un bus et s'éloigner de la ville. Je ne sais pas, pourquoi, elle m'en a dit si peu, et de moi refusait d'entendre quoi que ce soit d'autre. C'était finalement une expérience curieuse. J'aimais (j'aime toujours) me mettre à la machine sitôt réveillé, un large bol de café avalé. Là même, j'écris alors que le jour n'est pas levé. Je tenais ce que tenait la machine, les pages en cours. J'ai fini l'année avec un manuscrit de plus de quatre cents pages, et bien six fois cela le paquet des feuilles refaites, reprises, entassées. Jérôme Lindon m'a refusé ce manuscrit, je l'ai toujours, là, dans une valise. Un mauvais souvenir de cette période, c'est un soir de détresse plus grande, dans une petite cheminée qu'il y avait au coin de la chambre, et dont je n'avais pas usage, d'avoir fait brûler mes seize ou dix-huit cahiers des quatre ou cinq années précédentes, dont le gros cahier épais à reliure spirale, entièrement noirci, de mon premier voyage en Inde, les quatre mois de Bombay. Celui-ci au moins j'aurais dû avoir le réflexe de le garder. Jérôme Lindon pensait qu'avec ces quatre cents pages je voulais trop faire l'écrivain, alors moi je brûlais mes cahiers. Je me disais: - Enlève les filets, et tu auras un autre numéro de funambule. Finalement, après l'été j'ai quitté la ville. Je ne me souviens plus des détails. J'ai dû entasser les bouquins à l'arrière d'une voiture prêtée, et ne garder ici que cette cantine bleue qui partirait à Rome, et moi aussi, le lendemain, au train de nuit. De cette année je tirerai les images de {Limite}, et du gros manuscrit de quatre cents pages je ne reprendrai plus tard que le début, le chapitre d'ouverture qui deviendra {L'Enterrement}. De la petite salle tout en longueur, avec ce moment vers deux heures du matin où ils rallumaient les ampoules nues pour nous dissuader de rester plus, et que la musique s'arrêtait dans un hoquet, qu'il fallait se séparer de Tatiana la presque muette, je garde très peu, à moins de relire Nabokov et son drôle de regard alors qui revient, une imploration muette que rien n'aurait permis d'être avouable, et contre moi sa silhouette fine. Il me fallait longtemps parfois pour revenir à pied jusqu'à la chambre: la nuit, pas de bus. Parfois, lorsque j'arrivais, la boulangerie dessous était déjà au travail, les gars m'apostrophaient: - Alors, l'écrivain... Il fallait bien, dans cette ville, être l'écrivain de quelqu'un. ----
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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 14 juin 2005
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