ce qu’il en est du bonheur
on vous vendait de ces petites billes de couleur

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ou un autreTumulte au hasard  : l’homme à compartiments

Première version : Saint-Germain Lambron, 22 février 2006.
Ces derniers temps, on m'a sollicité plusieurs fois sur la question du bonheur. D'abord, pour une collection chez un éditeur : traitez du bonheur en cent vingt pages. Et que ça se vend bien, ce genre de petits livres: la mode est aux traités qui vous adoucissent la vie, traité de la paresse, l'art des vacances, les recettes de cuisine anti-oydantes... Non pas qu'on souhaite produire aux désespérés des modes d'emploi de reconquête, peut-être une visée plus simplement commerciale : on achètera le livre pour l'offrir aux amis. On arrive chez quelqu'un pour dîner : quelques axiomes sur le bonheur. Ou parce que tel serait le rôle des livres : parlez du monde, sa nuit s'engouffre (« On s'y soûle on s'y bat on s'y tue », écrivait déjà Baudelaire). L'autre proposition était venue cinq jours après que j'avais refusé la première. Plus tentante. Le fils d'un bonhomme qui fut grand philosophe, et moi aussi je suis en dette avec lui, François Châtelet. Il avait rédigé pour son fils, avant de disparaître, le plan de ce qui pourrait être une dissertation sur le bonheur. Le fils souhaitait prolonger cela caméra en main, avec différents auteurs ou artistes : je lui aurais raconté quoi ? Est-ce que seulement on a besoin du bonheur pour tenir dans la nuit générale ? On peut certainement avoir plaisir rien qu'à l'affrontement. Mais ce plaisir s'use, dans les périodes qu'on traverse. Trop de mauvais coups. Le monde va de travers. Une société vieille et usée. On préférerait parfois fuir, on se dit qu'il vaudrait mieux. Ce qu'on voit est trop triste. Un agent de sécurité du métro, cet après-midi, avait mis des gants de latex pour déménager les sans-abri, puisqu'il lui fallait les toucher. D'ailleurs il s'acquittait poliment de son travail, sans brusquer les trois types, lesquels étaient sales et ivrognes (braguette ouverte, marques de défécation sur le pantalon, bouteilles vides de mauvais vin rouge) : mais les gents séparaient irréductiblement deux mondes, et nous plaçaient tous, d'office, côté de ceux qui avancent gantés. On voudrait nous faire croire que, dans l'hostilité générale, chacun poursuivrait une sorte de lumière idéale, une vague messe intérieure, et qu'il y trouverait sa niche : une salle de sports ou autre hobby, des amis pour dîner, un lieu pour les vacances. La place en nous du bonheur, petit ou grand, et les chemins hostiles où on va. Non, on doit briser l'autel intérieur. On doit enlever les gants : le monde se palpe à mains nues, il est sale, il contamine aussi la niche avec les hobbies, et les dîners entre amis. Il n'y pas d'île réservée. On a certainement des soulèvements de bonheur. C'est parce qu'on est là, qu'un instant le temps s'est ouvert. Que tout semble encore redevenu possible. Comme tel ami parlait de sa première gorgée de bière etc. Peut-être bien. On est comme tout le monde, on apprécie la levée de voile. C'est un moment om tout s'aère au dedans. On rit. Je n'en fais pas un horizon. On n'a pas besoin de s'imaginer cela comme un ciel, ou bien la route où marcher. Ils m'enquiquinent avec leur livre bien payé, cent vingt pages sur la question du bonheur : « Et bien payé... » Ou François Châtelet fils, qui avait eu l'idée qu'on partirait dans ma voiture, qu'en conduisant je lui en parlerais, du bonheur. On ne se plaint pas. On a la bête qui laboure. C'est dans votre dos, qu'elle est. Et vos os, qui ont mal. Qu'importe d'ailleurs : si on marche, c'est que quoi faire d'autre. Je n'aime pas du tout qu'on m'arrête par le coude, qu'on me demande ce qu'il en est du bonheur : j'en ai ma part, je suis pas sûr qu'elle me serve tant. J'ai photographié hier, dans une galerie sombre (entre la salle des guichets et le buffet) de la gare de Clermont-Ferrand un de ces appareils où une grosse bulle ronde de plastique contient des centaines de billes de toutes les couleurs. On met vingt ou cinquante centimes d'euro (c'est à hauteur de gosse et non d'adulte, la petite fente pour insérer la pièce), et tombe une des petites billes, en fait des chewing-gums parfumés. On ne décide pas de la couleur, c'est aléatoire. Et ce qu'on paye c'est sans doute un peu du rêve à cette bulle de plastique brillant dedans de mille nuances transparentes. J'imaginais le même appareil, à côté, pour adultes, avec les mêmes parfums, mais des substances plus fortes, pour vous permettre un peu d'oubli ou de rêve : le bonheur. On donnerait plutôt un bon coup de poing dedans, au passage, dans l'appareil à distribuer les petites billes de toutes les couleurs. Autrefois d'ailleurs fut un temps qu'on le faisait, qu'on l'a fait. -- Tu n'as jamasi été doué pour le bonheur, laisse tomber, m'a envoyé par mail un ami, à la lecture de ce texte. Je rajoute.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 28 mai 2006
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