l’homme à compartiments
de la façon de se comporter, et inventaire d'une valise

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ou un autreTumulte au hasard  : des motos à l’horizontale

(Première version novembre 2005. Merci aux [Petites Fugues->http://crlfranchecomte.free.fr/vie-litteraire/petites-fugues/index.html] du CRLFC et Dominique Bondu.
L'homme à compartiments. C'est l'expression qui m'était venue, ce matin-là : j'étais dans un train, le train pour Belfort exactement. Je me revois tirer comme je pouvais la fermeture éclair grippée de ma valise, bouclant l'autre sac, vérifiant de façon réflexe que rien n'avait été oublié dans la salle de bains de l'hôtel ou sur la table, et puis remorquant mon bagage dans le couloir. Je n'aime pas les bagages lourds ou encombrants, j'essaye de n'emporter que le minimum, mais là j'étais parti depuis quatre jours, et de Belfort je ne reviendrais que le lendemain. Donc, cette expression un {homme à compartiments} m'était venue là, en regardant l'intérieur de ma valise difficile à fermer. J'y voyais un personnage, une silhouette à inventer : tout une fiction peut partir d'une seule phrase, voyez {I would prefer not to} où se donne tout la construction de Bartleby, le livre autant que le personnage. Un homme, donc, qu'il ne restait plus qu'à construire. Une fiction qui serait simplement de le décrire intérieurement, cet homme à compartiments, en se laissant guider par l'expression, et cela me paraissait tout simple. Quels étaient les miens, à cet instant, de compartiments ? J'étais parti vendredi matin, dans le premier train j'avais rédigé quelques courriers électroniques, je me vois assis sur la banquette courbe de Paris - gare de Lyon, d'où partait mon second train, via Dijon. Le premier soir je suis à la bibliothèque municipale d'Arbois dans le Jura, je parle de mon livre {Daewoo}, j'ai le livre {Daewoo} dans la valise. Comme à Belfort il s'agira de parler des Rolling Stones, j'ai mon livre {Rolling Stones, une biographie}, plus les films dont je projetterai des extraits, sans oublier le petit raccord à placer entre l'ordinateur et l'appareil de projection, ni le boîtier métallique du « convertisseur audio » pour que les musiques lancées depuis l'ordinateur soient diffusées dans la salle : un bon kilo, le boîtier et les câbles, les raccords. Belfort donc le lundi soir, mais quand je reviendrai, mardi matin, je ne repartirai pas directement de Paris à Saint-Pierre-des-Corps : le mardi, j'assure le stage d'écriture de l'académie de Versailles, d'où la présence dans ma valise d'un livre de Nathalie Sarraute, et d'un montage à photocopier (léger), issu de Vous les entendez ? Et je ne me suis jamais embarqué nulle part sans un livre pour ma lecture personnelle : je ne lirai pas un seul journal pendant ces cinq jours, ils sont trop bouffis des syndromes de l'empoisonnement du monde, les morts d'Irak, le congrès lavage du parti socialiste, les grèves à venir, donc j'ai un livre pour ma lecture personnelle (une épaisse biographie d'Henri Michaux, et j'en suis au premier tiers). Et bien sûr pour occuper le samedi et le dimanche, à Besançon. C'est le principe de ce festival, dit Petites Fugues : à chaque endroit que vous allez, il s'agit d'un contenu différent. Donc, samedi soir, au musée du Temps de Besançon, je ferai une lecture de Rabelais. Mais c'est une lecture avec Dominique Pifarély, le violoniste, nous avons préparé les textes : il s'agit seulement de feuillets dactylographiés qu'on m'a imprimés sur place (chez moi, l'imprimante n'avait plus d'encre) et idem pour la lecture d'extraits de ce Tumulte en cours, dimanche soir Pifarély cette fois au violon électrique. Et de quoi je me plains, avec ma valise ? Lui-même, l'ami musicien, apporte une valise plus grosse que la mienne : mais une belle, avec des roulettes solides. Ses compartiments à lui : des pédales d'effet, lui aussi des câbles de raccord, son propre ordinateur (à l'hôtel, il compose), lui aussi un livre (tiens, Paul Celan). J'en termine avec ma valise (si cela impatiente le lecteur, rendez-vous au texte suivant) : cinq jours absents cela veut dire cinq tee-shirts, cinq paires de chaussettes et le reste, un gros pull pour le train et trois tee-shirts manches longues pas trop décrépits pour les trois lectures, parce que forcément sur scène on transpire, que partout où ensuite on va il y a ces empuantissements de cigarettes, et ainsi de suite. Puis on est en hiver et c'est le Jura. Je m'achèterai des rasoirs jetables à Besançon (1 euro 90 centimes), mais j'ai emporté un shampooing, du dentifrice, une brosse à cheveux et une autre pour les dents. Voilà mes compartiments, ce matin-là, tandis que je remorque ma valise dans le couloir de l'hôtel, qu'on s'en par de Besançon pour Belfort dans une Nissan de location, pour revenir à Dijon dans la nuit vers 2 heures du matin et repartir le lendemain tôt vers Paris (c'est grève des trains, il n'y en aura qu'un sur trois : au moins je voyagerai gratuit et en premièreà. Ajouter l'appareil photo numérique, un téléphone portable et leurs chargeurs. Ajouter, ajouter... C'est donc en fermant ma valise, à la fermeture un peu grippée, que m'était venue cette expression, homme à compartiments. Il serait comment, ce bonhomme ? C'était l'idée d'avoir, bien rangé dans la valise, l'objet précis de cinq occupations qui se juxtaposent sans lien. On change d'endroit, on fait autre chose. On termine quelque chose, aussitôt on l'oublie, on se concentre sur la suivante. C'est un peu global dans ma vie et j'en ai un peu marre : pourtant je suis content de ce que nous proposent, à moi et au copain violoniste, les Petites Fugues de Besançon, et de venir lire Rabelais au musée du Temps. Voilà à quoi je pense, quelques heures après avoir quitté l'hôtel du Nord, à Besançon, et attendre à Belfort, l'intervention du soir préparée, les lumières et le son régléx, seul dans cette loge minuscule (on m'y a mis, comme uax acteurs, des boissons et des fruits secs), ouvrant la valise pour prendre un vêtement propre et faisant silence, là assis sur une chaise, les pieds sur une autre, pour une heure avant l'arrivée public. Je me rappelle fort ce moment dans la loge : qui aurait su me trouver là ? On a des vies qui vont ensemble, mais où rien ne passe d'une vie à l'autre : ainsi aurait parlé l'homme à compartiments. On a telle conversation lorsqu'on est à tel endroit avec tel ou tel, et une tout autre conversation lorsqu'on a changé de lieu et de travail : on s'habille même autrement. Je n'aime pas la vie à compartiments (il le dirait aussi, mon homme à compartiments). L'homme à compartiments pense et agit dans une seule direction à chaque moment : je pense et agis dans une seule direction à chaque moment, dit mon {homme à compartiments}, mais ce n'est pas moi. Moi, je préférerais faire autrement. Mettre dans la valise tel foutoir de livre sintuiles : j'aurais embarqué mon Edgar Poe, mon Gérard de Nerval, et arrivé à Besançon j'aurais été visité tranquillement le musée du Temps, oui certes, aurait dîné à cette brasserie avec des copains écrivains, oui certes (il y avait Philippe Rahmy, Thierry Beinstingel et d'autres) : mais pourquoi ces gens qui organisent des fêtes de littérature ne nous proposent pas de venir simplement pour être ensemble, boire des canons et puis ensuite, à l'hôtel, tranquillement, laisser venir une histoire qui ne serait pas celle de {l'homme à compartiments} ? {L'homme à compartiments}, lorsqu'il se retrouve seul dans la loge du théâtre, ou assis front contre la vitre dans le train en retard, ou lorsqu'il regarde une fois de plus son téléphone portable annoncer un appel sans se résoudre à décrocher parce que marre, ou préfère continuer sa biographie d'Henri Michaux, n'a peut-être même plus d'arrière cour où marcher en ne sachant rien, et livré à lui-même. Dans le couloir d'hôtel, quand m'était venue cette expression, homme à compartiments, non pour moi-même qui tirait ma valise trop lourde, mais pour un personnage sur lequel s'appuierait ici une brève fiction, ce qu'il y avait sous l'intuition c'était l'idée d'un homme triste, et les subissant, ses compartiments. Revenu à Paris, j'avais ce stage avec les enseignants où nous avions travaillé sur Vous les entendez ?, de Nathalie Sarraute. Dans ce même théâtre, le soir, quatre acrtices jouaient ma pièce Daewoo. Je n'ai pas voulu attendre le spectacle. Après cinq jours de compartiments, je préférais rentrer. Je suis allé dans leurs loges, où boissons et fruits secs étaient préparés, et la petite carte pour le maquillage, et les postiches à cheveux, et les vêtements lavés et séchés tout prêts pour les cintres. Elles arriveraient dans deux heures, les filles. Les mots qu'elles disent, que j'ai écrits, mais d'un compartiment dont je me mêle plus, ce serait encore de moi-même ? C'est une fraternité d'autre sorte, avec elles : qu'est-ce qu'elles font de leur journée, répétitions, enregistrements, ou rien, seulement rien ? Elles aussi connaissent la vie à compartiments. J'entre dans les deux loges qu'elles partagent : sur la table de chacune, dans ces loges de théâtre qui donnent sur un couloir comme les coompartiments du train, je prends dans ma valise une des feuilles dactylographiées de ma lecture de Rabelais, je les choisis pour elles, et puis m'en vais. Si je n'avais pas eu, la veille au matin, cette intuition de {l'homme à compartiments}, je ne l'aurais pas fait. Qu'est-ce qu'elles en ont compris, les filles ? Un appel ?

LES MOTS-CLÉS :

François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 24 mai 2006
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