des motos à l’horizontale
chez les morts _ 04

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ou un autreTumulte au hasard  : des bruits

En fait, c'est très ordinaire. C'est un de ces endroits où une foule déambule, sans contrainte ni angoisse. Par exemple, ce n'est pas une gare, où les gens se hâtent et ont tous une direction pré-assignée. Ce serait plutôt comme dans un parc le dimanche, un parc comme il y a dans les villes, qui sont agréables en semaine mais vraiment trop bondés le dimanche, mais ce n'est pas un parc, parce que l'idée de nature est absente. Autour, je vois plutôt des baraques. Pas vraiment des bâtiments ni des monuments, qui entraîneraient que tout cela soit stable, dressé pour l'entier des temps. Et non pas cependant le bruit et les couleurs d'une fête foraine, pourtant c'est l'ambiance d'une fête foraine que cette déambulation silencieuse d'une foule m'évoquerait. Ou bien ces foire-expositions de province, dans d'immenses halls sans architecture, rien que ces blocs carrés massifs, mais où chaque allée refait comme un monde. Mais pas non plus de spécificité à ces stands, comme dans une véritable foire exposition cela se divise par marques et par enseignes. Si j'affinais cette image-là, cela pourrait davantage ressembler à ces foires internationales de l'art contemporain, et moins celle de Paris que celle de Düsseldorf. Ce qui m'évoque plus ces deux foires particulières, c'est qu'à chaque croisement d'allée, chaque enseigne qu'on franchit, un monde se refait qui est silencieux lui aussi, mais qui ouvre à d'autres mondes par ce qui est proposé, aux murs via des toiles, au sol via sculptures ou installations. Pourtant, ce n'est pas le public de ces foires internationales, qui est trop souvent là pour qu'on le contemple lui-même, tandis qu'une bonne foire expo du dimanche le public est anonyme. Mais la silhouette du peintre Monory, que j'ai vu récemment, vieux monsieur à très âpre silhouette comme découpée au couteau, jusqu'aux méplats blêmes du visage (il est âgé, Monory), correspondrait à ces gens qui déambulent. Comme pour l'art contemporain, il faut beaucoup d'explications et de station sur place devant les œuvres pour commencer d'y croire, ce n'est pas comme un tableau de Bosch ou Dürer ou Breughel (eux-mêmes composés d'un ensemble complexe de micro-éléments qui vous attirent, vous font entrer dans la toile), ou de la même façon que la vieille Pinacothèque de Munich s'insère dans sa ville sans rupture : ou la mode, à Düsseldorf comme à Münich, qu'on puisse laisser sa voiture au parking souterrain et entrer directement au musée sans rien voir ni connaître de la ville. Mais cette foule qui déambule dans ces baraques n'est pas au musée : vraiment beaucoup de monde, et ces baraques n'ont rien de ce qu'on met à l'honneur dans les différentes salles d'un musée. Et rien non plus d'une fête foraine façon bord de ville, avec le bruit, les châteaux hantés et les labyrinthes. Plutôt le souvenir que j'en ai, d'il y a bien longtemps. Souvenir que j'associe à l'Aiguillon-sur-Mer, dans l'une des baraques on voyait du catch, et c'est là que mon père et moi tout enfant nous allions voir chaque année le mur de la mort, un grand tambour creux en bois aux parois verticales où un motocycliste équipé de noir s'élançait et venait rouler, lui à l'horizontale juste sous notre nez, sur les planches grondantes et tremblantes du cylindre, les spectateurs tout en haut sur une sorte de balustrade. J'ai croisé récemment une troupe de théâtre qui avait racheté un de ces équipements à l'abandon, et s'en servait pour une pièce ainsi vue d'en haut par les spectateurs en cercle, j'avais trouvé l'idée excitante. D'autre part, mon père est là, dans cette déambulation je suis toujours avec mon père, on est très proche, peut-être même nous soutenons-nous par le bras, sans que je puisse démêler qui soutient l'autre, peut-être lui me soutient-il plus que réciproquement moi je l'aide, lui qui pourtant est mort (je le sais bien, et je le constate sans frayeur, comme dans une naturelle amitié, très solidaire), et pourtant il me soutient en adulte, adulte qu'il a invité chez les morts, de même qu'un jour j'ai tenu sur mes jambes, dans une voiture conduite par mon frère, l'urne brûlante qui le contenait, et rien donc de ce statut d'autrefois, puisque le mur de la mort cela nous concernait nous, les hommes, donc mon père et mon frère (le plus jeune n'était pas encore né, loin encore), et ma mère ne nous aurait pas accompagné à un spectacle que je trouve moi-même peut-être aujourd'hui pauvre et incongru : le motocycliste prenant son élan dans l'entonnoir du bas avant d'amener sa moto échappement libre faire une dizaine de tours sur les parois verticales. Dans ces endroits aussi on mange. On offre aux gosses de la barbe à papa, cette consistance. Voilà qu'un moment par mégarde je touche quelqu'un de la main, et la main passe au travers, c'est filandreux et presque transparent, je n'aurais pas dû toucher, la silhouette a un regard de reproche mais tendre, pas de protestation mais plutôt comme on plaint quelqu'un d'une maladresse non voulue. Alors je comprends que je suis à nouveau chez les morts. Il n'y a plus mon père. Je suis un peu perdu. Si c'est un pays, c'est la Suisse : un pays étranger et pourtant où on parle encore langue, et puis cette impression typiquement suisse que, si on marche dans la rue, personne ne vous regarde. Ces cabanes et baraques n'en finissent pas. Je jurerais qu'on entend une musique. La foule est très dense. Toujours cette sensation sur les doigts de barbe à papa. En secouant la main (mais en secouant fort) on s'en débarrasse très bien. Une fille est là, je l'ai connue, c'est un souvenir plutôt agréable et tendre, elle pourrait m'aider, me guider, mais secrètement je pense : « Tu ne me la feras pas, si tu es là tu es morte, tant pis pour toi c'est dommage, mais moi je ne peux pas aller avec toi. » Pourtant, j'ai beau avancer, elle est toujours là, devant moi, qui me regarde. Alors moi-même je me demande ce que je fais là. Je suis devant un établissement plus grand, où, à l'intérieur - je n'y suis pas encore, mais je sais déjà que je vais rentrer - , il y a une suite de salles intitulées {Mécaniques de la vie}, chacune représentant un intérieur très concret d'une installation humaine (cuisines, salons, chambres) dans le monde urbain ordinaire d'aujourd'hui. Puis je vois Christian Boltanski. Il explique quelque chose de sa propre installation à un groupe de personnes, très neutre, mais il me fait un clin d'œil : il leur raconte des bobards, en somme. Du coup, je voudrais bien parler à Christian. Mais trop de gens lui parlent ou l'assaillent, il y a aussi son frère Luc et jamais ils ne se sont autant ressemblé, puis à nouveau, quand je mets ma main devant mon visage, ma main gauche, je me prends les doigts avec l'autre main et c'est mi-transparent mi-défait, {barbe à papa} : en fait je m'en doutais, ce n'est même pas une révélation. Je suis mort, moi aussi, et c'est ça qui le fait rire, Boltanski. Juste avant que tout cela cesse, j'ai le temps de regarder ce qu'expose ici Christian : ma propre vie, comme elle était avant, et preuve que maintenant c'est fini. Et je suis pris d'une curiosité infinie pour savoir comment c'était, ma vie par Boltanski.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 25 mai 2005
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