la rue sans nom
de l'écriture

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ou un autreTumulte au hasard  : boulangerie du rêve

Il n'y a aucune raison qu'un lieu plutôt qu'un autre vous retienne, se présente à vous comme énigme. C'est un exercice que j'aime à proposer, par exemple à partir de Samuel Beckett : chaque figure narrative de Beckett pose un lieu abstrait, une pièce close, une cabane, un cylindre, un mur, une paroi. Et puis le corps qui est là, avec une chaise, un sofa, ou juste là, debout. Des mains, un regard, un déplacement. On peut être quinze à se lancer dans cet exercice, et les matières de départ, le contact avec une paroi, le frottement de la main sur un mur, va suffire pour que le texte lui-même prenne le relais, crée lui-même ses éléments à partir de la donne de départ. Et les quinze matières sous la main ou devant les yeux seront différentes, selon les quinze participants à l'exercice. Les quinze lieux s'établiront selon des modalités différentes : il y aura un puits ou un tunnel, une pièce vide ou une chambre endormie, il y aura des escaliers ou marcher seul sur une immense surface déserte, il y aura l'attente dans une cour, cette fois qu'un autobus devait venir et ne venait pas, il y aura ce carrefour ou rien justement, ce mur. Je ne sais pas comment on en décide, sauf que ce mystère est essentiel : une fois, voilà, il y a bien vingt-cinq ans, je m'en souviens parce que je sais chez qui j'étais allé et d'où je sortais - la personne que j'avais visitée ayant longtemps résidé là, rue Casanova à Ivry, j'étais tombé en arrêt mais pourquoi. Juste un trièdre, comme ceux qu'on dessinait pour nos repères de mathématiques. Un angle droit dans l'espace. Le sol était gris, les deux murs étaient gris. Un peu sur la droite, une réverbère mettait dans la nuit, sur le trièdre, une bulle jaune. Autour, le bruit tenace, insistant de la grande ville : pourtant, rien ici, aucun signe, pas de passage, ni de voiture. Rien que ce poteau de métal gris aussi qui supportait le réverbère, et le grésillement du transformateur, à l'intérieur du poteau, pour cet éclairage au néon à six mètres au-dessus du sol. Vrombissement minuscule et calme, indifférent à tout le reste, quelqu'un qui passe ou personne. J'ai une mémoire parfaite de ce lieu, et c'est ce relief auditif, le bruit indifférent du transformateur, celui de la ville tenu à distance, et cette bulle de lumière jaune sur le trièdre gris, qui a ancré la sensation. Donc, dans la rue sans nom, à nouveau cette sensation. Je serais dans cette ville dix jours exactement. J'avais cette chambre dans ce quartier calme, et j'y ai été bien, avec une table pour le travail, des hauts plafonds, de l'ombre. On suivait cette allée de platanes, et il y avait le pont de chemin de fer. De l'autre côté des voies de chemin fer (un feu rouge bloquait les voitures), le long mur d'un entrepôt ou d'usine, mais difficile de savoir ce qu'il avait sous les toits. Des fenêtres irrégulières, bien trop hautes. Et certaines cassées. Des traces aussi d'ouvertures murées. Des ouvertures grillagées. La rue faisait bien cent ou cent vingt mètres, elle aurait pu porter un nom, elle n'en avait pas. En face, les sans-nom : un local pour les chômeurs à la recherche d'emploi, il y avait à l'intérieur des ordinateurs, des panneaux d'affichage, les horaires d'une permanence d'accueil. Une cour avec des Algeco pour d'autres bureaux, l'arrière du tri postal au fond, et là les sans-abri de la ville venaient manger. D'où cela peut-être que le trottoir, et le recoin avant que la rue se resserre pour le pont sous les voies ferrées, n'était pas très propre. Sur une armoire électrique restaient souvent des bouteilles vides, des sacs plastiques avec des restes. Pour éviter les déjections on changeait de trottoir. Après, sur le même côté, l'entrée sortie d'un parking souterrain, avec en bas les barrières et la cage vitrée, éclairée même la nuit, des gardiens. Puis un hôtel, mais la façade de verre et le hall donnaient sur le boulevard. Finalement beaucoup de voiture et de passants, entre le boulevard et le quartier de l'autre côté des voies ferrées, pour emprunter la rue sans nom. Le local des chômeurs et sans-abri, quelle était son adresse postale, alors ? Peut-être que leur situation communicante avec l'arrière du tri postal les en dispensait : il n'y avait pas d'autre besoin de boîte aux lettres dans la rue sans nom. Pendant ces dix jours, j'y passais à pied au moins quatre fois par jour. Et ça a été à toutes les heures du jour, toutes les heures de la nuit, il s'agissait de théâtre et le théâtre se moque bien du jour et de la nuit.Chaque fois que j'y passais, je faisais quelques photos numériques : un détail, une perspective. Les chiens de garde dans la cour aux Algeco, aux heures qui n'étaient pas celles de l'accueil. Une drôle de cahute en superposition imbriquée sur le bâtiment industriel, à sa jonction des voies ferrées. Les variations de lumière. Une autre fois, je suis venu spécialement. Je suis resté cinquante minutes, et immobile sur trottoir je déclenchais l'appareil, face au mur blanc de l'entrepôt industriel, dans un identique cadrage, à chaque passant. Beaucoup étaient accompagnés de chiens. Mais aussi de vieilles gens, et des filles avec des poussettes. Une autre fois je m'étais concentré sur les détails, les irrégularités du mur. Quand je rentrais à la chambre, je chargeais les fichiers numériques sur l'ordinateur, triait rapidement ceux que je voulais conserver. Au terme des deux jours, j'en avais sélectionné un peu plus de deux cents. Je me souviens les avoir plusieurs fois visionnés en diaporama. Je sais aussi avoir gravé cette sélection de deux cents photographies bon format, haute résolution, sur un disque de données que j'ai offert au responsable de ce festival de théâtre : l'a-t-il seulement regardé, Vincent B. ? Peu d'importance. Ces lieux ne deviennent électifs que pour vous-même. Et qui s'intéresserait à cet humble fait qu'une rue de cent vingt mètres, entre un bâtiment industriel et une association d'aide aux précaires, avec soupe populaire dans des Algeco, soit répertoriée à l'adresse du bel hôtel sur le boulevard, chacun sachant que la cour et le local sont derrière ? Je perds rarement un texte sur l'ordinateur. J'ai mes sauvegardes à jour. Pour les photographies, j'ai appris progressivement à ce qu'il en soit de même. Mais pas complètement. Je croyais retrouver ces deux cents photographies organisées en diaporama dans mon dossier théâtre, puisqu'il s'agissait de ce festival. Comme elles n'y étaient pas, j'ai pensé les retrouver dans un dossier que j'appelle {urbs}, tout ce qui concerne la ville en somme (les portes, les cimetières, les vitrines, les rues), elles n'y étaient pas. J'ai dû changer plusieurs fois d'ordinateur cet hiver, je n'ai pas pris assez de précaution, les deux cents photographies n'existent plus. Qu'ai-je perdu ? Je pourrais revenir à la rue sans nom, je sais encore ce que j'ai photographie, d'où et comment. Ce ne sera plus pareil. Plus l'intensité ou l'émotion, la fatigue même, de ces dix jours, entre la chambre côté platanes et le festival côté remparts et boulevard. La rue sans nom existe encore un peu moins ? sans doute pas, pour tous ceux qui continuent de la traverser, avec leurs chiens et les poussettes, ou de venir au local de recherche d'emploi, ou aux Algeco des repas gratuits. J'avais rêvé de les décrire une par une, les photographies. Et tout ce qui m'en reste: ces cinq vignettes minuscules, mises en ligne, repiochées de soi-même sur Internet. On est nombreux à avoir en tête les exercices que se proposait Georges Perec pour la rue Vilin, d'aucuns qu'il a réalisés, d'aucuns qui ont cessé le jour où la rue Vilin a été livrée aux bulldozers. Perec a perdu la rue Vilin, je n'ai perdu que ces deux cents clichés photo numériques.Et puis quoi, je n'ai pas eu ensuite cette pulsion d'écrire sur la rue sans nom. C'était un vague projet, de ceux qui vous aident à mieux regarder la rue où vous marchez, là, tout de suite. Un sentiment de présence au monde, que l'absence du nom rendait plus précaire, comme ces gens qu'on y croisait. Je n'oserais pas redemander à Vincent B. s'il se souvient de ce disque que je lui avais gravé, et du diaporama dont je me demande bien pourquoi il l'aurait regardé. Une image qu'on perd, est ce que c'est bien grave ? De quoi je me souviens, concernant la rue sans nom ? Est-ce que ce n'est pas plus important, et de m'en savoir encore le porteur, au point mentalement, par la répétition, par le fait de ces images, de savoir y marcher, m'y déplacer comme dans un rêve, en reconstituer le détail très précis, même là, un an après exactement ?

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 18 juin 2005
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