ça m’inquiète ce flou
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ou un autreTumulte au hasard  : de deux théories qui s’affrontent

[version 2, lue et réimprovisée à Besançon, musée du Temps, le 20 novembre 2005]
Donc les petites taches noires il y a longtemps que je vis avec. Mon arrière-grand-mère était aveugle, et j'avais douze ans quand on l'a portée en terre, jusqu'à mes douze ans je savais ce qu'était vivre sans yeux, quand on passait près d'elle avec mon frère en courant et qu'elle s'énervait de ne pas pouvoir identifier le fautif, qu'on se gardait bien ensuite, depuis la petite cour, de lui dire où nous étions à attendre. Et sa façon pliée près de son poêle, attentive aux bruits du patelin comme à ceux de la maison, de construire ces éternelles couvertures de laine, qui finissaient en trapèze et qu'on défaisait ensuite (combien de fois nous demandant à nous, les gosses, de tendre les deux avant-bras pour y enrouler la laine). Un de mes cousins germains a commencé vers ses dix-huit ans de marcher vers une cécité désormais presque totale, et qui a commencé par les mêmes taches noires au centre de la rétine : il s'en est accommodé, s'orientant vers la kinésithérapie, spécialisé dans les athlètes de haut niveau, inventeur de plusieurs appareils et ayant appris avec les mains à deviner tout un corps. Les taches noires accompagnent le mouvement du regard : on lit, elles sont là, on lit à côté. Qu'on lève les yeux, elles remontent. On s'amuse comme ça, au début, à les poursuivre, Essayer de les fixer, et toujours elles s'en vont ailleurs. Qu'on regarde tel point dans le champ visuel, et elles vont venir s'installer presque fixes, on pourra s'étonner du détail de leurs formes. Mais celle de l'œil droit, en deux ans, a pris des proportions plus larges. Depuis bien des années, chaque deux ans ou quatre ans, quand je fais refaire mes lunettes, l'oculiste demande que je pratique un « fond d'œil ». Je n'aime pas, on vous met des gouttes, l'œil se dilate, on ne reconnaît rien. A la seconde visite, l'oculiste insiste, alors je change d'oculiste. Il y a vingt ans que je n'ai pas fait ce « fond d'œil » qu'ils prétendent nécessaire au myope lourd que je suis. J'ai changé si souvent d'oculiste, ne leur demandant que de renouveler mes verres et au revoir. Depuis deux ans, je sais qu'il me faudra affronter les taches noires et particulièrement la grande, au centre de l'œil droit. J'ai travaillé longtemps sur la vision périphérique. C'est formidable, on s'éloigne des réflexes du nerf optique (qui n'est pas un nerf, mais le mystère d'un pédoncule ayant migré du cerveau dès l'embryon de trois semaines), on peut suivre avec précision un mouvement, un visage sans que l'œil bronche ni ne trouble celle ou celui qu'on observe, qui ne s'en aperçoit en général même pas. C'est une lente éducation, la vision périphérique. Ma vision périphérique est nette. Mais depuis plusieurs mois, mon œil droit voit flou. Je fais souvent l'expérience en conduisant : de l'œil droit, je ne peux plus repérer un panneau sur l'autoroute, ni l'indication d'un rond-point. L'œil gauche y parvient mieux, mais plusieurs fois des derniers mois je me suis trompé de direction pour n'avoir pas su voir et avoir tenté de compenser au jugé. Alors désormais, pour conduire, je regarde devant moi, le plus loin possible, mais le bord droit de la route, et non pas la route elle-même : ainsi, grâce à la vision périphérique, je vois nettement les obstacles, les voitures. Sauf que pour les panneaux c'est un peu difficile. Pour lire aussi, c'est embêtant. On lit plutôt d'un œil l'autre, et si c'est de l'œil droit il faut regarder le bord bas de la page pour avoir une chance que le point de lecture soit dans un espace net. Ce n'est pas tant ce brouillage, mais qu'il ait pu rester stable longtemps et ces derniers temps s'aggraver soudainement. J'ai vraiment un problème grave de flou avec l'œil droit. Pour le gauche il y a aussi une zone un peu opaque, mais juste comme un voile, et plus haut que le centre rétinien, moins gênant. Depuis des mois et des mois, gêné dans mon repérage extérieur, je passe plus de temps à l'ordinateur. Et même, si j'ai créé cette expérience d'écriture qui me fixe encore plus à l'ordinateur, c'est parce que le flou dans la vie réelle me fait préférer le travail à l'écran. Je n'ai pas de gêne à l'écran. Je compose dans ma tête, les doigts suivent. Les mises en pages sont automatiques. Je ne corrige pas. De cela aussi, à ma façon, il y a longtemps que j'ai fait un exercice : dactylographier les yeux fermés. Se servir pour le repérage des deux petits points en relief sur le clavier. J'écris bien mieux les yeux fermés, et cela a contribué à mon abandon de l'écriture manuelle : à l'ordinateur, il y a plusieurs années que je ne regarde plus ni écran ni clavier au moment de la saisie, du premier jet. On va bien plus loin en soi-même, quand on écrit ainsi sans voir : simplement, on voit dedans, et là rien de flou, tout comme dans le rêve. Quand je me livre à cet exercice de l'écriture les yeux fermés, dans un coin de mes ateliers d'écriture, sur ma petite machine portable, les gamins et même les adultes cela les épate et moi ça m'amuse : je m'y suis délibérément entraîné, me souvenant de quelques leçons apprises de mon cousin Jean-Claude, et ce qu'il parvient à surmonter avec ses lunettes noires, quand personne ne s'aperçoit qu'il n'y voit plus. Je me suis promis de bientôt reprendre rendez-vous chez un oculiste. Je ferai un « fond d'œil ». Il paraît qu'il y a des opérations au laser. Ma propre mère vient de se faire opérer de ce qu'on dit la cataracte, obscurcissement du cristallin : mais je ne crois pas être victime de cette affection-là. C'est plus en arrière, les taches noires. Dans le flou envahissant de l'œil droit je ne la perçois même plus, la tache noire qui m'accompagnait ces deux ans. Je n'aimerais pas être privé d'une éventuelle cécité, j'avais écrit l'autre jour. Il me semble que je m'y prépare depuis l'enfance. Mon grand-père maternel aussi, vieillissant, voyait mal. Il me semble que l'attention à la langue, la mémorisation qu'on a d'un style, la capacité qu'on peut cultiver de se réciter un fragment de Proust ou de Saint-Simon, une grande partie des Fleurs du mal ou des pans d'Alcools aide à ce sentiment intérieur de la langue, où la vision serait secondaire. J'ai entrepris cette expérience d'écriture aussi dans l'idée que ce qu'on porte intérieurement, à certaine étape de la vie, quelles qu'en soient les limitations, est un territoire qui doit pouvoir progressivement remplacer l'expérience réelle. On me proposera peut-être une opération au laser du fond d'œil : je ne suis pas sûr de la souhaiter, je ne suis pas sûr de l'accepter. Il y a deux ans, en fait, que je repousse l'échéance.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 21 novembre 2005
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