chanson pour Jerzy, sans-abri de New York
la vie des gens

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ou un autreTumulte au hasard  : l’homme sur l’armoire

{pour Jérôme Schlomoff,
avec deux de ses sténopés de New York, dont la voiture où vit Jerzy}
On marche. Ce que serait pour nous toujours la ville : cet enfoncement. Si tout dans la ville bute sur le présent pour son sauvetage. On marche. Au-dessus très loin est le ciel. Nous sommes la surface humaine, protégée par ces élévations dont nous arpentons les saignées. La ville comme levée d'images : elles viennent à vous, géométries et fuites. Dans l'abstrait de la ville le présent est nu. Des hommes le désarroi nu où se chercher soi-même. La ville, un appel où on plonge. Élévations habitées. Idée d'élévations habitées, nos alvéoles et nous-mêmes projetés dans trop d'alvéoles aperçues, une lumière jaune suffit, et la dispersion de toutes lumières. Infiniment plus grande que l'échelle de nos corps, la ville. Elle se reproduit à l'identique, on court, on fuit : devant nous la ville, ce matin-là déserte. Le face à face obligé du rêve, et rien pourtant que ce qui est : la ville est une image. Bâtiments troués, espaces plats des toits, mystère des formes, énigme de ce qu'ici on fait : la ville toujours défaite et dans ce mot notre peur. A ne toucher que le présent, quand le présent est peur et mouvement, quand la ville à chaque pas se défait. Reste perspective, mobile, fuyante ; et qui le plus effrayé, d'elle, de vous-même. Qu'a-t-elle à nous apprendre que nous ne saurions atteindre ? Forteresses grises, nœuds de ciment, les villes neuves se passent de portes et d'octroi. La ville vous aspire dès l'avion qui recolle à la piste, le cahot du train au bout de la gare, la voiture bifurquant de la route : soudain, la ville immobile s'est refaite autour de vous, qui surgissez. La centrale électrique protégée par une porte de fer, la cahute des gardiens éclairée d'une lampe jaune : lieux sans appartenance ni fonction. Une voiture à l'abandon, un peu d'herbe qui s'accroche, des cartons pour y dormir. On va jusqu'au grillage, on voit défiler les voitures. Une ligne haute tension grésille, un train fera trembler le pont de fer, et tout panneau indicateur semble soudain inutile. Les voitures garées, un éclairage aux fenêtres, nouvelle étrangeté : l'ordinaire invisible de ceux qui ici vivent, ceux que rassemble la ville en autant de chemins séparés, indifférents au vôtre mais lui, qui vit dans sa voiture, que sait-il de la ville à quoi nous ne saurions atteindre ? Et barrières lourdes de fer, rideaux, grilles, grillages et au-delà, agglomérats autres : la ville se fait par blocs, verrues. Je ne sais pas, ici, où est mon pays. La ville n'importe où rassemble tous les pays, ville des villes, mère de toutes les villes. Géométries pures, j'écrivais : théâtre provisoire, toute la ville dans la vue s'exhibe. C'est une prière, c'est une menace le présent, on ne sait pas. Il dit : - Je ne sais pas, moi, où est mon pays. La ville n'importe où rassemble en elle toutes langues et tous pays, ville des villes, mère de toutes les villes. C'est une prière, c'est une menace le présent, on ne sait pas. Il dit : - Je ne sais pas. Terrain vague, le sol de la ville. Le ciment arasé, les courbes supprimées. Le sol de la ville s'offre vierge pour toute architecture à venir, elles lui indiffèrent. Sol usé d'avance, qui garde en lui pourtant toute empreinte. On n'aimerait pas dormir ici dans ces trous de la ville où lui, Jerzy, il dort. La ville a vieilli, les usines, les immeubles et nous, qui portons chacun trop de ces carrefours, dont les rues jamais ne mènent à ailleurs. On sait vaguement encore son orientation, mais vaguement. Se perdre est un art pauvre. Une cabine téléphonique vide, un pont en voiture, et la fois que cet homme vous avait parlé et parlé, mais de sa langue vous ne saviez rien : et pourtant les mains, pourtant les yeux. Que sait-il de la ville que vous ne savez atteindre ? La ville se manifeste à elle-même par ce qui la nie : l'espace trou, l'espace pour rien. L'homme qui vit là pourtant a parole : l'abandon et le désordre sont dimension nécessaire à notre propre parole, mais cette misère ? L'homme qui vit là comme nous regarde et parle, la ville se manifeste par ceux dont elle protège l'abandon même. L'histoire de toute ville déjà finit et meurt, lorsque quiconque elle enferme une fois s'abandonne. La ville partout généralisée efface la ville et nous-mêmes, venus ici avec nos rêves et nos désirs, trop tard pour les inscrire sur la surface dure du monde, là où elle garde les signes et les rêves, les emporte dans sa durée propre. Nous-mêmes par nos géométries définis et lui-même, qui parle de son trou, de la voiture abandonnée, du pays des cartons, que nous dit-il que nous ne saurions atteindre ? Alvéoles, où nous autres avons lit et cuisine, mais qui pour tant d'autres s'avouent vides, trouées. Nous-mêmes dans la ville livrés au vent pour un instant, hors ces cloisons qui la divisent, et que nous habitons : qu'avons-nous à apprendre de ceux du vent et du ciment, que nous ne saurions atteindre ? On rêve encore de voyage et cette ville offre tous les voyages : elle les rassemble, les enferme. On rêve d'un présent meilleur, et de galeries, de magie, de mystère : on cherche de soi-même le mystère, de soi-même l'intérieur du voyage. On revient à la mère des villes, on trouve la misère de la ville. On a dans la tête cette image de l'homme qui parle, dont ne savions la langue. Que savait-il du monde, que nous n'aurions su atteindre ? On a mal au monde. {{{ }}}

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 30 juin 2005
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