l’homme sur l’armoire
Michaux et son double

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ou un autreTumulte au hasard  : rock’n roll quartiers nord

D'abord, parce qu'il y a des textes immenses dans {La Nuit remue}. Et par dessus tout celui sur la {sérénité}, on pourrait y ancrer toute résistance. Et aussi cette métaphore de celui à qui on a enlevé son malheur: ce texte est presque le jumeau du {Prométhée} de Kafka. Et {Le livre des réclamations}. Ce qui me fascine dans {La Nuit remue}, c'est que Michaux n'aurait pu atteindre ces sommets (ou la figure radicalement absolue du sommet: l'impression de gouffre, de précipice le plus terrible sur l'homme, ou l'homme projeté - c'est une des figures du recueil - dans cet abysse et s'y perpétuant) sans la fiction, sans l'accumulation délibérée de figures fantastiques, qui réussissent ou pas. Parfois cela cahote, parfois c'est trop. Mais chaque échec même, ou la faiblesse, ou le bruit, ce raclement de gorge, semble convoqué par les textes-sommets, comme préparation, rassemblement, ce qu'il faut écrire pour qu'eux puissent casser avec tout, nous compris. Alors, ici, oui, justificant l'accumulation, les figures, les récurrences, et que pourtant c'est sans promesse. Imaginons que dans les cent cinquante récits ayant précédé celui-ci, j'aie recopié mot pour mot, à la Pierre Ménard, l'homme à qui on a enlevé son malheur, ou tel autre des textes de {La Nuit remue}, qui s'en serait aperçu? Alors vient cette fascination pour l'omniprésence de la figure du double dans cette suite de textes brefs tous arrachés à la nuit, au rêve, dans la grande tradition fantastique : et Michaux aurait dû s'y tenir, cesser une fois pour toute de se prendre pour un poète, il était déjà bien au-delà. Et cette sensation même que ce double, que Michaux sans cesse convoque, vous poursuit là. Que ce double qui vous hante, écrivant vous aussi vers le fantastique, c'est celui-même qui hantait ces récits. Ainsi, l'homme de l'armoire. Le thème du double on ne le choisit pas, il revient sans qu'on le sollicite ni qu'on puisse l'éviter. Pour chacun avec sa figure spécifique : j'ai parlé, ici, de cette présence parfois ressentie dans la rue, à distance, avant les rendez-vous, avant les grandes décisions. J'ai parlé des rencontres en rêve, de l'absence de visage et même comment, probablement, s'établissait ici une projection de ma difficulté très ancienne dans la reconnaissance des visages (encore, ce dimanche, à Montparnasse, parce qu'une dame me saluait avec le sourire, lui avoir fait franchement la bise, ne parvenant à me souvenir qu'ensuite, dans la conversation, qu'il s'agissait de la prof d'histoire de mes enfants et qu'elle avait bien dû être surprise de ce soudain épanchement de familiarité). Alors évidemment qu'on est attentif à tous ces thèmes du double, aussi anciens dans la littérature que dans la peinture : à Friedrich correspond ce sentiment d'étrange dualité dans Nerval. Chez Kafka, cette suite récurrente des récits dans la chambre, avec œuf, épée, ou animal. L'{allié} de Franz Kafka (je nomme souvent en moi-même {l'allié} ces surgissements du double) a parfois figure anthropomorphe, comme ces irruptions du voisin de chambre, mais rarement : chez lui, c'est son génie, c'est parfois seulement un bruit ({Le Terrier} ou {Je ramais sur un lac}), cet animal ({La Taupe géante}), voire l'objet minuscule qu'est Odradek. Je n'aime pas complètement {La nuit remue}. Evidemment, il n'était pas possible, en 1929, qu'Henri Michaux ait déjà eu connaissance de la tentative que Kafka avait achevée six ans plus tôt. Cela aurait pu lui servir de tremplin, le propulser et peut-être au sommet. Il y parviendra, plus tard, au sommet, avec {L'infini turbulent} et les autres. Il aura trouvé sa parfaite abstraction. Dans {La nuit remue} on dirait qu'il explore à tâtons les figures différentes du fantastique, comme récit, comme apparition, comme trouble dans le récit (les morts dans le compartiment du wagon de chemin de fer, {La nuit des Bulgares}, dans {Plume}), les gouttes d'eau qui deviennent ces femmes nues dans le seul instant qu'elles tombent, et puis cet homme sur l'armoire. Alors évidemment on est troublé. On a tous éprouvé, dans une chambre vide, dans une maison qu'on explore, ce sentiment que quelqu'un est là invisible. C'est {l'allié} de Michaux : il est dans la pièce, il travaille, et Michaux changeait constamment d'adresse. Je ne sais pas quel était son accompagnement matériel : il devait forcément traîner après lui quelques cantines de livres, de revues, ses dessins et son matériel à peindre. Mais il habite Saint-Germain, il habite Saint-Cloud, il revient à cet hôtel rue Saint-Sulpice et peu probable que lorsqu'il part au Maroc ou en Inde il paye un garde-meubles. Sans doute qu'il y a une protection, à ainsi se dépouiller de toute charge autre que soi-même (je suis à un virage de ce travail commencé il y a sept mois : je revisite le thème ébauché dans le texte sur comment Olivier Py emploie l'expression {je voyage léger}, mais c'est la loi d'un récit qui se déploie ainsi qu'une nappe, avec récurrence des motifs, au contraire de ce à quoi jusqu'ici j'ai procédé dans mes livres, où chaque motif prend place fixe dans une architecture qui se dévoile à mesure). C'est parce qu'Henri Michaux vit sans bagage qu'il est accompagné de l'homme sur l'armoire. Dans chaque hôtel, chaque chambre et peut-être même quand on s'en va loin, à l'autre bout du monde. On est dans une chambre, une cabine, un hôtel, et il y a l'homme sur l'armoire. Quelquefois on se demande où il trouve sa place : c'est trop étroit, juste un interstice, ou aussi obscur que cette case sur l'Amazonie où on doit trucider des araignées grosses comme la main et qui se réfugient dans des fissures trois fois moins épaisses qu'elles : il est là, l'homme sur l'armoire. Chez Michaux, il est muet. L'homme sur l'armoire regarde, est témoin de Michaux dans sa solitude, dans les conversations avec celles et ceux qu'il fait rentrer dans la chambre provisoire, ou bien dans ce qu'on s'autorise parce qu'on est seul et qu'on ne ferait pas devant les autres, même les plus intimes. L'homme sur l'armoire est sans doute le dépôt de tous ces instants et ces abandons, de tout ce qu'on met en réserve : il est comme cette liste des articles à faire qu'on complète en sachant que probablement on ne s'y risquera pas, mais que la présence autour de soi de cette foule de récits, d'images, de visages, est importante, décisive. Dans {La nuit remue}, pourquoi je me souviens surtout de cet homme sur l'armoire, et dans {Plume} de ce texte sur les morts dans le wagon de chemin de fer, et relativement moins des autres thèmes et figures ? Qu'est-ce qui souvent m'a induit à penser que Michaux potentiellement était aussi grand que Kafka, mais n'y a pas réussi, peut-être par trop de dépendance à la vie éditoriale, ses lettres à Paulhan, à Gaston Gallimard, son besoin pour n'importe quel poème d'être immédiatement lu, complimenté, publié ? Le Michaux de {Connaissance par les gouffres} ou {Misérable miracle} s'en moquera bien. Michaux me concerne aussi par ce lent chemin vers soi-même : j'ai perdu du temps dans mon travail, je n'aurais pas dû rester si longtemps sous la pression des éditions de Minuit qui n'y comprenaient rien, je n'avais accès à moi-même que comme on se débarrasse progressivement d'une gangue (elle est là, elle me colle, épaisse : c'est ça, l'homme sur l'armoire), ou bien je la trouvais, et c'est le travail qu'on a pu mener ensemble avec les Verdier, que dans le visage et le corps d'autres à distance, comme ce que je porte des mains, des regards et des voix des gars de {Prison}. Michaux expérimente, il ne parle pas si bien que Nicolas Bouvier de sa descente de l'Amazonie en pirogue, de sa jambe malade, et tous les volcans vus se résumeront peut-être à un seul vers d'{Ecuador}, mais celui-ci on le garde. S'il avait été un Nicolas Bouvier avant l'auteur de {L'Usage du monde}, Michaux aurait manqué la suite ultérieure de l'œuvre, {L'Espace du dedans} et tous les {Lointain intérieur} : si {La nuit remue} ne nous satisfait pas entièrement, c'est parce qu'il y remue ce qui deviendra cette quête de l'intérieur par toutes les autres rives du monde. Reste qu'il y emmène l'homme sur l'armoire. Qui ne parle pas, mais le regarde. Moi, relisant l'homme sur l'armoire, je me dis que tel n'est pas mon rapport à ce double fugitif, qui ne surgit que dans la rue, et dans ces stades précis d'intensité et d'attente. Je le connais, ce double. Je me dis que tel n'est pas non plus mon rapport aux objets, moi qui ne peux m'empêcher de stocker des livres, des instruments de musique disparates, des appareils électroniques qui se révèlent vite inutiles, et que si j'ai déménagé souvent, chaque fois je me débrouille à emprunter un camion pour transbahuter cette pacotille (mais elle inclut les œuvres complètes de Michaux et de Kafka comme elle inclut celles de Balzac et Nerval et bien d'autres). D'ailleurs ce soir je vais signer pour une nouvelle chambre qu'occupera à Paris ma fille, apparemment dans le même syndrome de bougeotte et d'accumulation cumulées, je dois lui reprendre mon Nathalie Sarraute. Qu'en dit l'homme sur l'armoire ? Alors là, ce matin, dans la voiture d'avant train, cette autre idée : je suis, écrivant, cet homme sur l'armoire. Je ne parle pas, je ne bouge pas, je regarde. Hier, après la suite des lectures à Besançon, à Malakoff, à Pantin, à Beaubourg, j'étais écroulé avec de la fièvre, quasi paralysé, sur la couchette de cette chambre de travail, où j'empile des livres, des papiers, mes instruments de musique disparates. L'autre, il bouge, il part en train, il revient dans la chambre et fait des trucs qu'il n'aimerait pas que d'autres regardent, par exemple aussi ne rien faire, ouvrir son Michaux et se refaire son expérience de sommeils fractionnés, mi volontaires, très brefs mais sans fond, sur trois pages qu'on vient de lire : dont les morts dans le wagon de chemin de fer, dont l'homme sur l'armoire. Dans une journée vide et dégagée, le téléphone coupé comme à l'habitude désormais, dans le silence de la pièce vide, lequel est l'homme sur l'armoire, sinon celui qui s'immerge dans {La nuit remue} et dort douze minutes comateuses sur les trois pages du texte, et recommencera sur l'histoire des morts dans le wagon ? Et si Michaux lui-même alors devenait {l'allié}, que le rapport qu'on avait à sa bibliothèque ne s'organisait qu'à condition de ces fantômes : moi sur l'armoire et lui, Michaux, aperçu en direct, dans sa piaule de Saint-Cloud ou ailleurs, écrivant {La nuit remue} ou {Plume} qui ne sont pas ses meilleurs livres mais sans lesquels il n'aurait pu accéder à lui-même, peut-être s'en débarrasser, de l'homme sur l'armoire ? ---- {{{Henri Michaux, l'homme sur l'armoire}}}
Le matin quand je me réveille, je trouve juché et misérablement aplati au haut de mon armoire à glace, un homme-serpent. L'amas de membres contorsionnés, à la façon décourageante des replis de l'intestin, appartient-il tout entier à cette petite tête épuisée, accablée ? Il faut le croire. Une jambe démesurée pend, traînant contre la glace une misère sans nom. Qu'est-ce qui la ramènera jamais en haut cette jambe en caoutchouc ? Si imprévu que soit le nerf dans ces hommes qui semblent mous et désossés, cette jambe a fait sa dernière enjambée. Quel aplatissement est celui de l'homme-serpent ! Il reste sans bouger. Pourquoi m'en occuper ? C'est pas lui qui me semble bien désigné pour me tenir compagnie dans ma solitude et pour me donner enfin ma réplique. Attiré vers le bas par le poids d'invisibles haltères, écrasé par la compression d'on ne sait quel rouleau, il gît, haut placé, mais il gît. Ainsi chaque matin. C'est lui qui "passe ma nuit".

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 29 novembre 2005
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