l’écriture comme divergent
de l'écriture

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ou un autreTumulte au hasard  : une évacuation

J'ai toujours eu ce goût pour les énormes livres où on se perd pour la variété intérieure, non pas seulement la routine du journal, mais l'écart permanent des récits, des figures, des souvenirs. Parfois parce que le livre est conçu ainsi, d'autres fois parce que les œuvres complètes en ont rassemblé et rendu compacte la diversité ou l'hétérogénéité intérieure. Il ne s'agit pas seulement d'accueillir, comme dans le journal, ce qui est la pulsion du jour, ou ce qui vous pousse à remplir la case proposée tour à tour avec un souvenir, une histoire, une réflexion. Je n'ai pas de volonté d'écrire. Il y a ce trou en avant, et ma seule tension, mon seul vecteur d'intensité mentale, c'est comment cette case peut me déporter ailleurs que dans la seule continuité, ou différemment que dans la seule accumulation horizontale. Alors j'accepte le déport : il y a des séries. On ouvre une trappe autobiographique, un lieu, une époque, un paysage, et il s'enchaîne d'autres images, d'autres perceptions, autour de ce qu'on a ouvert. Il faut les attendre. Il faut accepter comment leur poids spécifique entraîne ailleurs la machine. Il est temps de basculer à nouveau dans le récit. Il est temps de s'imposer à nouveau que ces fantômes de vous-mêmes que sont les acteurs s'en emparent et que le travail, si c'est ainsi que se définit l'écriture de théâtre, emporte la matière un peu plus loin que là où vous leur aviez laissée. Il s'agit de devenir le spectateur de cette étrangeté qui s'est construite sous ses mains, mais hors de soi, ailleurs que soi. Alors, une toute petite translation horizontale, et on peut revoir le même paysage, son paysage, depuis cet ailleurs. La fiction naît ici. J'appelle ces récits {suite autobiographique}, parce qu'à chaque fois s'appuyant d'un fait ou d'un lieu réels. J'y convoque des visages. Sans doute déjà d'aucuns ont pu s'y reconnaître, et pourtant la fiction qui naît de ces forces ou tensions ou champs convoqués ne tient plus de l'événement autobiographique. Il y a si longtemps par exemple que je souhaitais entrer dans ces figures du désir amoureux (du désordre amoureux) que dissocie Raymond Carver dans chacune de ses nouvelles. Barthes, dans ses {Fragments du discours amoureux}, en a bien lui aussi proposé une centaine : je convoque telle ou telle figure, et puis un lieu ou un fait, et même un visage, et voilà, à mon tour j'ai pris pied dans la fiction. Un tour de plus, et la voilà chez les morts : la différence n'est pas forcément telle. J'ai d'autres interrogations : convoquer telle phrase de tel auteur, autour d'un simple mot, le mot {égaré} chez Duras, le mot {épuisement} chez Claude Simon, le mot {poids} chez Artaud. Je les inscris. Je ne les applique pas.Mais ils sont là comme un champ de tension, ils appellent, ils contaminent. Ils sont la pré-révélation silencieuse d'où va naître cette page que j'attends, la suivante. Savoir à tout instant, pour chaque récit, évaluer avec précision : les éléments réels ; la disjonction d'éléments qui n'avaient pas de lien dans le réel mais en prennent arbitrairement parce que je les recompose dans le récit ; la figure formelle (comme les variations sur couple et désir chez Carver, ou les cents figures du discours amoureux chez Barthes, ou ce qu'on peut isoler en amont de ces figures en relisant Racine ou Marivaux) qui organise la composition du récit, et rétrospectivement en conditionne la fin ouverte. Enfin, l'axiome pas neuf : qu'un texte s'écrit à mesure qu'il compose lui-même de façon autonome la figure d'un auteur tout aussi fictif que lui-même, et séparé de vous qui écrivez, comme part générique et nécessaire de son invention : ce qu'on exploré Marcel Proust bien sûr, mais aussi Saint-John Perse, ou plus récemment Pierre Michon (et pourquoi, pensant Pierre Michon, le revoir à l'instant debout entièrement nu, en plein milieu de nuit - c'était à Olivet, chez lui, en 1992 probablement , avec une précision extrême et à distance presque gênante : est-ce que c'est à cause de ce permanent déshabillage à quoi on se contraint soi-même ?). L'interrogation par exemple, moi qui depuis vingt ans écris sagement le matin à l'aube ou avant l'aube, avec musique et café noir, mais dans ce rituel du réveil et de la phase de sommeil manquante, me suis lancé depuis un peu plus de deux mois dans cette suite d'écritures brèves, quantifiées par le train, la table du bistrot, s'être relevé en pleine nuit, avoir garé la voiture au bord d'une route, et tablant systématiquement sur une perception non normale, ou quelquefois l'extrême fatigue, pour une fragilité momentanée des défenses ? Et qu'il s'agirait bien de cela d'abord, de cela seulement, mais quels chemins obscurs cela prend.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 2 juillet 2005
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