une évacuation
les villes sont des livres

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ou un autreTumulte au hasard  : liturgie

C'est un rituel depuis des années. Pas tant d'années : mais cela fera l'an prochain dix ans ma première connexion Internet, et bientôt cinq ans que les journaux ont commencé d'avoir une version en ligne de leurs articles. Alors pour moi c'est dès le réveil, j'en ai déjà parlé : démarrant la machine, assis à la table de travail, avant de rejoindre le travail en cours, passer voir le sommaire des journaux. Je ne lis pas vraiment ces articles : je lis comme tout un chacun, des articles sur la politique, la culture, l'actualité en gros du monde. Mais les articles que je recopie, c'est une sorte d'intuition. J'ai bouclé quatre énormes fichiers traitement de texte de mille cinq cents pages, j'en complète un cinquième. Il pourrait s'agir d'une ville moyenne, d'une ville quelconque. Il ne s'agit pas d'événements qui en trouent vraiment l'actualité. Plutôt ce qui tient au flux, ce qui permet d'entrer dans le secret des lieux, des travaux. Un point de frottement surgit ici, à Lille ou à Bordeaux, et vous renseigne sur cette ville anonyme, mais que votre fiction secrète situerait plutôt à Orléans, par exemple.J'utilise ces fichiers via un moteur de recherche : j'entre {chien} ou {faillite} ou {restaurant} ou {funèbre} et c'est comme effectuer une radiographie de cette ville qui est la nôtre, là même peut-être où vous habitez. Mais depuis deux jours ce sont les récits d'évacuation. On demande à toute la ville de se faire soudain déserte. On en fait le miroir de notre ville, parce que les villes aujourd'hui partout au monde se ressemblent. On vous dit que les gens achètent au supermarché de l'eau minérale et du chlore. Qu'ils emplissent leurs baignoires pour disposer de réserves supplémentaires. Qu'ils clouent des planches sur leurs volets et abattent des arbres. Les photos vous montrent une queue de voitures sur l'autoroute : oui, mais n'importe quel départ en vacances ressemblerait à cela aussi. D'ailleurs, on a dans la tête des photos d'exode, en 1940 : les voitures étaient chargées de matelas, de bâches.En juillet, les camionnettes et breaks qui descendent de Hollande ou de la couronne parisienne vers Algesirate ou Marseille portent sur leurs toits d'énormes ballots : eh bien, sur cette autoroute encombrée, on distingue une voiture à peine chargée, et dans la remorque le type a mis une belle moto. L'ouragan approche, on a évacué les maisons de retraite, les hôpitaux, les asiles, mais lui évacue sa moto. Dans la masse de ces fichiers, regroupés sur mon disque dur dans un dossier appelé « le monde vrai », j'ai collecté très peu de faits divers, et encore moins de catastrophes, ou de guerre. Il s'agit surtout de choses de chez nous, le plus souvent provinciales. Mais parfois, à tel reportage sur l'ouverture d'un « musée du rêve » à Petersbourg, d'une exposition d'art moderne ou des travaux dans le porte de Hambourg, je recopie. Maintenant que les journaux rendent payants leurs services d'archive, je sais que dans le droit civil cela pourrait même me valoir des ennuis : bien sûr je peux stocker ces articles pour mon strict usage personnel, mais lorsqu'il s'agit de bientôt sept mille pages de caractères serrés, n'ayant retenu di monde que cette ville de province à l'actualité fluctuante, concentrant sur elle toute l'invisibilité dévoilée du monde, on pourrait considérer qu'il s'agit d'un trésor autonome. D'ailleurs, l'essentiel provient du quotidien Libération, lequel l'an passé m'a versé 3,68 euros pour la diffusion de mes propres articles sur Internet (j'ai gardé le chèque, comme marque-pages quelque part dans un livre, j'aime bien ces choses qu'on perd et qu'on retrouve). Un premier ouragan a dévasté la Louisiane il y a trois semaines, un lot énorme de souffrances et d'injustices, foules rassemblées dans l'enceinte d'un palais des congrès sans toilettes, cadavres flottants : le tableau du vieil homme dans les {Palmiers sauvages} de Faulkner devenu loi réelle. Alors forcément tous les journaux ont envoyé des photographes, des journalistes, et là qu'un second ouragan approche ils sont sur place, ils justifient de façon imprévisible leur séjour sur place. Une masse désordonnée d'eau et de vent avance lentement, à vingt kilomètres heure, la vitesse d'un vélo, mais s'annonce d'une force à renverser les éléments les plus stables de notre civilisation : les plates-formes pétrolières sont abandonnées, et même le centre spatial de la Nasa, qui annonçait il y a quelques jours vouloir renvoyer une équipe d'astronaute sur la lune, abandonné. Mais c'est le quotidien qu'on vous raconte : monsieur et madame Untel et leurs enfants. Qu'emporteriez-vous sur une île déserte ? Mais ils s'en vont vers l'intérieur, vers les hauteurs. Pourquoi donc j'ai recopié cet article ce matin ? Je crois que c'est pour la fin : le journaliste dit que l'université a appelé étudiants et professeurs à rejoindre leurs bâtiments, et ne pas en bouger. « Une université de béton, de brique et de marbre », nous précise-t-on. Et venir avec leurs provisions ? Dans la ville entièrement dépeuplée, ses supermarchés vidés, ses stations-service fermées, les usines et hôpitaux et lotissements abandonnés, eux ils resteront là dans la brique et le marbre. Ils dormiront dans les salles de classe, chacun dans son couloir, ses amphis. Ils seront barricadés. On se souvient du vieux conte, le loup soufflant sur la porte, et les trois maisons des cochons, de paille, de branches, de briques. On se souvient de fictions dans les livres, la pièce {Huis Clos} de Sartre, les {Dix petits nègres} d'Agatha Christie. Je ne recopierai pas la suite. Il paraît que cette nuit les vents approcheront leur ville. Bien sûr d'ici deux ans ils en feront un film, de l'évacuation. On reconstituera avec des effets spéciaux les scènes nocturnes d'ouragan dans la ville déserte, un homme sauvera une fille pour le mélodrame, et au matin tout se sera calmé dans une lumière neuve, peut-être. Moi je pourrais faire le récit de l'évacuation d'Orléans : on pourrait imaginer un scénario du même genre, la centrale nucléaire de Beaugency présentant un soudain risque de nuage, la Loire qui en ce moment est vidée de son eau, cet hiver inondera en proportion inverse. Il y a en littérature un récit qui évoque très bien ces sensations : le {Journal de guerre} d'Ernst Jünger, lors de l'avancée allemande sur Paris, et que lui, dans les maisons désertes, contemple les bibliothèques, et même je crois, une fois, d'y trouver Hölderlin. Ce serait une histoire avec tous les détails. Et aussi cette collectivité qui s'enfermerait, peut-être dans le théâtre, le temps que le monstre à vingt kilomètres heure ravage, au-dessus, la ville. Je pourrais faire ce livre.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 23 septembre 2005
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