Mirambeau
vie des gens


C'était un dimanche par an, mais sur combien d'années, combien. Peut-être pas dès la prime enfance : questions secrètes de hiérarchies familiales. L'idée de notable avait poids dans la vie provinciale. Tout le monde n'était pas le cousin d'un pharmacien. En tout cas, une fois l'an nous étions reçus chez eux, à Mirambeau. La cousine Gaby, la tante Gaby, ou Gaby simplement, une réputation d'originalité. Elle disait les choses crûment, comme cela normalement ne se dit pas, en tout cas pas de cette façon, et manière aussi de s'habiller, ou d'avoir ses galants, bien plus jeunes qu'André son mari. Ils n'avaient pas d'enfant : ceci expliquant cela ? Le village était tout en longueur et très gris au bord de la route Poitiers Bordeaux qui le coupait en deux, ou bien au long de laquelle il avait indéfiniment proliféré. Je n'y suis pas repassé, de bien longtemps. On passe sur l'autoroute, et après Jonzac je vois le panneau : Mirambeau. Alors forcément je vois la maison. Une porte en bois lourde et discrète, un couloir sombre. Tout me semblait sombre chez eux. Pourtant ils ne devaient pas avoir l'âge que j'ai maintenant : je parle d'un temps ancien. A l'arrière, un jardin. Je n'en ai quasiment pas souvenir. Des allées droites, des carrés entretenus (par eux-mêmes certainement pas, tout le monde de toute façon avait un jardinier, ce n'était pas cela qui définissait, à Mirambeau comme ailleurs, d'être un notable), une treille. Sans doute avec mon frère on y jouait, on courait, on s'y cachait, mais rien, pas de souvenir. Une sensation seulement : plus tard, quand j'ai lu et relu Balzac, et aujourd'hui encore chaque année quand je rouvre pour quelques semaines Balzac, les jardins clos de hauts murs dans {Grandet} ou {Honorine} je les connaissais à plus de cent ans de distance (mais guère plus) par Mirambeau. Pas trop de souvenir non plus de la pièce où on déjeunait. Mes parents restaient avec André et Gaby, les vins étaient choisis, et nous les mômes de peu d'utilité, d'ailleurs on n'existait pas vraiment. On s'éclipsait. Je ne sais pas si eux-mêmes aimaient vraiment cette grande maison où ils vivaient et travaillaient. Dans ces bourgs d'ancienne prospérité vinicole, elles sont immenses, avec des réserves et des greniers, des chambres où personne jamais plus ne dort. Comme tous ces gens aisés de province (j'en connais aujourd'hui encore), on s'obstine au travail parce que de toute façon on n'a pas le choix, et que si on ne le fait pas bien, le travail, on coule vite, et sans rémission. Et puis, chaque fois qu'on peut, on part le plus loin possible, pour des amusements qui ne sont pas ceux du commun. En tout cas, les voyages qu'ils faisaient eux, à l'époque, n'étaient pas de si facile accès, et vendus tout prêts, qu'ils le sont aujourd'hui devenus, pratique de masse avec zeste de curiosité et goût des autres, un petit peu d'aventure et la joie de connaître par son prénom, ou celui de ses enfants, le muletier qui vous conduit dans l'Atlas et vous fait dormir en plein ciel. Ils ramenaient des objets, plutôt que des photographies. En tout cas, je n'ai pas souvenir d'albums ni de diapos. Mais les objets, oui : ils les laissaient dans les couloirs, sur le palier, entassés sur des fauteuils. Ce serait pour leur retraite, disaient-ils, quand ils auraient déménagé. Qu'ils revivraient leurs voyages à mesure qu'ils reparcoureraient ces objets : je ne connaissais pas la maison de Loti, à l'époque, pourtant toute proche et dans les mêmes pastels du ciel de Charente, il y avait chez eux comme une survivance du rêve de Loti : le lisaient-ils ? Je n'ai pas non plus souvenir vraiment de livres. Si la maison était sombre, c'est que toutes les fenêtres côté façades restaient volets fermés. Sinon, ils seraient incessamment dérangés, disaient-ils, et pas question de refuser à quelqu'un de Mirambeau le médicament ou le bistouri d'urgence, quand bien même on n'était pas de garde (ils ne nous auraient pas invités un dimanche de garde). C'est qu'André était pharmacien, à gauche, et qu'elle était dentiste, à droite. Avec mon frère nous nous risquions dans les deux officines. L'odeur de la pharmacie, et le droit de passer derrière le comptoir désert. Les petites pastilles dont le cousin nous remplissait les poches, bien volontiers (on repartait avec des tas d'échantillons utiles, sparadraps, dentifrices), et de l'autre côté du couloir aux objets, la petite salle d'attente du dentiste (pas le droit d'allumer la lumière), les magazines défraîchis et puis la salle au grand fauteuil. On s'y hissait pour rêver, on devenait cosmonaute. J'ai même souvenir qu'après le repas elle nous regardait les dents, par principe. Et qu'elle ne devait pas être une dentiste de pacotille, bien au contraire. J'ai souvenir (et pourtant, cela remonte à mes douze ans) qu'elle parlait {douleur}, pratiquait la sophrologie, m'avait ouvert tout un pan d'univers par une expérience d'hypnose qu'elle avait voulu prouver à mes parents, me prenant pour cobaye. Etrange moment. Non, j'avais quatorze ans et j'ai une bonne raison de m'en souvenir avec précision : c'était le brevet des collèges, et ce dimanche-là elle m'avait offert Sergeant Pepper's Lonely Hearts Club Band qui venait de paraître (je l'ai toujours), sans que j'aie jamais compris, même à des années de distance, si de sa part ce n'était pas seulement ce goût permanent d'un zeste de provocation bénigne, et se mêler un peu du désordre des autres, s'ils lui semblaient en manquer. Andé dans le bourg était un personnage, il nous est arrivés de l'accompagner pour la fin du match de foot dominical, à Mirambeau, parce qu'il en présidait le club, était peut-être de la mairie aussi, en tout cas du Rotary, et cela lui mangeait tout le temps que lui économisait, de la pharmacie, des préparateurs qui changeaient souvent. André est mort trop tôt, et n'a pas connu les plaisirs qu'il se promettait, de ranger tout ce musée rapporté de mille voyages, quand personne ne les faisait, les voyages. Gaby a vendu la pharmacie, puis sa propre officine avant qu'elle périclite définitivement, pour cause d'horaires trop aléatoires. Aussi bien n'attendait-elle pas après cela pour vivre. J'ai peu de souvenirs d'elle sur le tard : croisée lors d'enterrements, celui de mon grand-père maternel forcément. L'ai-je même revue ensuite ? Se souvenait-elle de Sergeant Pepper's comme bien sûr moi je m'en souvenais ? Elle a acheté la fameuse maison, la gentilhommière de campagne, à quelques kilomètres de Mirambeau. Elle eut des pensionnaires, des visiteurs : elle n'était pas dans les normes. On racontait cette histoire, d'un type devenu bien trop entreprenant, peut-être même armé, mais qui ne se doutait pas qu'une dentiste, veuve de pharmacien, gardait quelques pilules à vous assommer un taureau, avant de vous remettre bien endormi aux gendarmes. Elle a passé, elle aussi. Ne voyait plus sa famille. Il a fallu inventorier la maison, la dizaine de chats, les quatre ou cinq chiens qui faisaient sa compagnie. Elle n'avait pas de descendant direct, André avait des neveux : des gens qu'elle ne voyait plus, et qui se sont révélés très chouettes d'ailleurs, ont hérité de l'ensemble. L'affaire a traîné, un type du coin, qui lui servait de chauffeur occasionnel et de factotum ayant excipé d'une donation dont il s'est révélé plus tard qu'il l'avait lui-même signée, de façon posthume. Quatre ans de procès ont mangé une bonne part de ce qui restait d'argent, et dévalorisé largement la maison sans entretien. En famille, cela devenait une plaisanterie, l'héritage de Gaby, et le seizième ou vingtième qui serait la part de ma mère : mais les huisiers ont bien dû dresser un inventaire, moi c'est ce dont j'aimerais disposer : cette pièce notariée, la liste, la description. Il me reste les Beatles, l'hypnose, et cela finalement qui n'est pas de petite importance : être original, en province. Balzac a plusieurs fois travaillé le thème.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 3 juillet 2005
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