phénomène de la disparition des sables
marcher sur le passé ancien


J'ai visité ce musée, à Bolzano, tout entier consacré à [Ötzi->http://www.archaeologiemuseum.it/f01_ice_uk.html], cet homme d'il y a 5000 ans, retrouvé porté par une moraine de glacier, avec son équipement préhistorique, ses vêtements et ses armes, mort gelé. La disparition des sables, j'en avais un vague souvenir d'enfance. Cela restait un de ces souvenirs étranges, dont on ne sait plus bien, après coup, si on ne l'a pas rêvé. Nos plages de Vendée ont de belles étendues de sable, paysage toujours mouvant avec les pins, le ciel, et la mer. Et puis, dans la sauvagerie d'hiver, voilà qu'en une nuit le sable disparaît. Dans le souvenir, la plage devenue d'une terre très sombre, avec ces traces étranges, comme un bâtiment en réfection, comme un théâtre sans le décor. Oui, vraiment, plutôt croire l'avoir rêvé. Mais ces deux hivers-là j'en ai été directement témoin : c'est qu'il faut habiter près de la mer en février, avoir suffisamment d'opportunité pour ne pas le manquer. On tâche vainement de calculer le nombre de camions qu'il aurait fallu, sur des kilomètres, pour en brasser l'énorme masse. Ce qu'on découvre, c'est un paysage vu sur le négatif d'une photographie : tout ce qui était clair est passé sombre, la plage devenue noire, et qu'il y a un dessous des plages. On marche sur de la tourbe dure. c'est un bon mètre de sable qui est parti, et recouvre ordinairement le vieux sol. Les spécialistes disent qu'il s'amasse à quelques centaines de mètres, en gros bourrelet sous-marin. Ce qui fascine, c'est ce sol vierge et neuf. Voilà, au Paradis aux ânes, l'empreinte d'un village, avec les troncs fossilisés d'anciens pilotis, et des tombes ouvertes. Voilà, au Grouin du Cou, le passage de cervidés, et tout à côté, bien repérables, les pieds nus du chasseur qui les poursuit. L'empreinte d'un pied nu d'il y a trois mille ans, là où d'ordinaire on se baigne. Dans mon pays, à Longeville, pointe du Rocher, dispersés, des centaines d'énormes fossiles blancs ou gris, tout nets et polis : ammonites géantes, bélemnites lustrées, nautiles arrondis qui exigent d'être à deux pour les soulever. Trois jours d'affilée en remplir le coffre de la voiture : j'en ai toujours ici de pleins cartons. Cela dure trois jours, et puis en une nuit le sable est revenu. Plus de tourbe, plus d'empreintes. Les années suivantes, aux tempêtes, chaque fois je prenais à nouveau la voiture pour guetter, toujours en vain. Cela s'est reproduit cette année m'a téléphone un copain : à dix ans d'intervalle. Une barque entière, qu'on s'efforce de dater, est sortie cette année du sol noir. J'ai su qu'à nouveau la tourbe dure et sombre avait remplacé le sable, avec les empreintes et les nautiles émergeant tout brillants à chaque marée basse. J'en ai rêvé, et j'ai retrouvé le souvenir de cette sensation d'enfants. Quand j'aurais pu m'y rendre, le dimanche, quitte à faire les deux cent soixante kilomètres, c'était trop tard. Savoir seulement qu'un mètre dessous de là où on marche et vit sont les empreintes des pieds nus des chasseurs d'il y a trois mille ans. Autant de temps et l'humanité s'est élevée d'un mètre. Quand on va soi-même toucher ce sol-là, c'est tout ce voyage qu'on croit porter en soi : les pieds sur terre, en somme. On dit qu'à ce retrait du sable, imprédictible, chaque fois des marins meurent, dans l'étrangeté de vagues verticales incompréhensibles.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 27 novembre 2005
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