ne pas y penser trop longtemps
saltimbanques

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ou un autreTumulte au hasard  : l’homme sur l’armoire

Il faut y penser souvent. Mais ne pas y penser trop longtemps : quelques secondes. Et puis recommencer. Attendre, certainement. On peut aller à la fenêtre, on peut même encore une fois remettre les chaussures, partir dans la rue, refaire le tour de ces trois rues, pousser jusqu'à la gare : elles sont pareilles, nos villes de province. Par exemple je m'interroge sur les maisons inhabitées. Il y en a beaucoup. Il y en a de plus en plus. Au début, on se dit : des gens qui reviendront aux vacances. Mais non. Ou bien : encore une maison à vendre. Mais beaucoup ne sont pas à vendre. Des gens qui achètent des maisons, dans la région, il y en a bien sûr, mais ils préfèrent à l'écart de la ville : un coin de jardin, des arbres, une illusion de campagne voilà ce qu'ils veulent. Des volets peints en bleu, et pour les courses peu leur importe de faire quinze, vingt ou trente kilomètres pour un cinéma ou un vague supermarché. Tous les supermarchés sont pareils. Alors la ville s'endort. Au début, quand je descendais encore au bar tabac, je leur disais : - Ça s'endort, on s'endort, la ville s'endort. Ils ne m'écoutaient pas. Maintenant le bar tabac plus personne n'y vient. Le patron est trop triste, ils se lamente. Moi pas. Moi je n'aime pas, ni à me plaindre, ni qu'on me plaigne. Il y a encore des gens qui ont du travail, ici : pour la maison de retraite, pour les assurances, ou le marchand immobilier, ou les deux pharmaciens, le kinésithérapeute, le taxi (beaucoup de gens qu'on emmène à l'hôpital, là-bas, où est aussi le supermarché). Mais où ils habitent, ceux-là ? Ils ont fait un lotissement, des maisons neuves comme des cailloux dans une cour, et tant pis pour nos vieilles rues. Il y avait la boulangerie, ils disaient que c'était dur de stationner, la boulangerie s'est mise en sortie de ville. Il y a quand même un dépôt de pain, à la petite épicerie. J'y vais souvent, une fois par jour en fait, c'est juste en bas. Il me faut si peu. L'appartement est trop grand maintenant. Le matin j'ouvre les cinq fenêtres, dans les trois pièces (la cuisine où je me tiens le plus volontiers, assis à cette table, il n'y a pas de volets, juste la cour, et puis la rue, au coin). Le problème c'est penser. J'ai eu une télévision, une radio : quand on vit seul, c'est un peu comme à l'hôpital, ou à l'hôtel, la télé, la radio. Une occupation du temps qui a ses propres lois, et ces lois ne sont pas les vôtres. Un soir je les ai descendues sur le trottoir, le camion passe la matin à sept heures, elles n'ont même pas attendu le matin. C'est qu'il y en a d'autres, comme moi, dans les vieilles rues, les étages. Quand je marche, je remarque bien, un torchon qui pend à telle fenêtre, un pot de fleurs encore entretenu, des rideaux tirés ou simplement la fenêtre entrouverte : on voit bien là où sont encore des gens. A la petite épicerie on se parle peu. On se croise, mais ce n'est pas parler. Et puis il y a trop de silence entre. La nuit est sonore : cela craque, là-haut dans les greniers, ou plus bas dans les étages. Le rez-de-chaussée est vide (l'ancien quincaillier).Quand je m'assois, que je pense, c'est se demander : rester, partir. Partir où. Ici je connais les portes, les lumières, les rues. On est heureux même de si peu : tel cri d'un oiseau, tel visage que vous saviez. Je vais dans les autres pièces. Je connais les objets, j'ai des livres, et de quoi faire. Il y a longtemps que le sommeil ne me suffit plus : j'ai si peu de sommeil. On peut penser à avant, longtemps j'ai pensé à avant. C'est un mirage qu'on tient, un instant, sur la réalité vide. Il faut de l'effort. Alors on se contente de cette réalité, là, au présent. Tant pis si elle est vide. Dans la cour il y aurait des travaux à faire, on regarde la cour, on pense aux travaux qu'il faudrait. On aperçoit Untel qui passe, va à la petite épicerie, revient. Quand je vais faire mon tour, parfois je vais jusqu'au pont. Je me mets en haut du pont, l'eau est haute, basse, il y a du courant, peu de courant, l'eau est marron au printemps, plus verte en été, très sombre en avant de l'hiver, on regarde ça, puis on revient. C'est s'empêcher de penser qui est difficile. On s'imagine là, et ne plus sortir. On s'imagine à penser et penser encore, et c'est encore plus dur que penser vraiment, penser soi-même. Je reste assis. Je respire. Je regarde ma fenêtre, je me concentre, on peut décompter dans chaque carré les formes précises de la cour, des murs, du ciel. Voilà, tout à l'heure je descendrai pour mon tour. ----
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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 6 juillet 2005
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