attentats de Londres, le 7 juillet 2005
de l'image au grand jour des fissures souterraines

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ou un autreTumulte au hasard  : extériorisation

[A un an de distance, je tiens à mettre à nouveau en ligne ce texte écrit à Arles, le 7 juillet 2005. Nous étions réunis en colloque, il y avait Bernard Stiegler, Pascal Convert, et lorsque le bruit s'est fait de l'attentat de Londres, on parlait justement de l'image en rapport avec le temps. Dans la chambre d'hôtel, juste l'image fixe d'une bouche de métro.]
{{{ }}} {Image: une bouche de métro dans la ville ordinaire, un scotch rouge et blanc tendu en travers, et une grappe d'hommes en gilet réfléchissant. Pour cinq acteurs, sur le modèle des clowns artisans de Shakespeare dans }Midsummernight's dream. Arles, le 7 juillet 2005.} -- J'arrivais. Je marchais. L'onde parvient avant même le bruit, on perçoit l'onde dans son corps, et l'arrivée du bruit, mais plus rien. -- J'arrivais, je marchais. Elle était devant moi, elle a eu un soubresaut, ou comme. Comme si debout, et pourtant plus rien qu'objet, même pas vacillante, une chute droit. Et moi, dans mon corps ce hoquet, bruit grondant, les éclats, le verre : mon visage traversait la surface de verre, elle je ne la voyais plus. -- J'étais à terre, et pourquoi j'étais à terre. Le corps ne répond pas. Dans le champ de l'œil il y a le tunnel, l'œil voit le tunnel et un corps comme le mien, couché (moi aussi, donc, couché mais comment savoir soi-même) puis eux, qui couraient, et couraient dans le même sens : des dos, leurs dos, et qu'ils se poussaient, se bousculaient. Et quand bien même ils s'éloignaient de moi, d'autres les remplaçant, courant aussi pour s'éloigner : de moi, s'éloigner eux, moi qui restais ? J'ai pensé : appeler, mais je ne savais plus appeler. J'ai pensé : ils ne reviendront pas. Alors cette femme s'est retournée, et son visage : rouge, du sang. Un instant j'ai pensé : je vais le lui dire, elle saigne. Et puis je n'ai plus rien pensé. -- J'arrivais. Je courais. Des membres épars. Des silhouettes sur le sol. Il me venait le mot horreur : est-ce que je regardais ? Je pensais : horreur, mais juste le mot, pas ce que je voyais. -- J'arrivais, je marchais. Et plus de bruit, plus rien. La clameur d'eux, qui criaient, mais c'était là-bas, dehors, ou plutôt juste l'écho : il y avait eu tant de bruit. Et maintenant dans l'infini du silence cet homme à geindre et qu'on aurait dit, à l'entendre, un gosse en voix d'adulte. J'aurais voulu le rejoindre. Il a cessé : c'était lequel ? -- J'étais à terre, maintenant je savais. J'aurais pensé que les sirènes, les secours, les couvertures, les soins, ce serait là vite : mais savaient-ils, et qui le leur dirait ? J'ai tourné la tête sur la gauche, la femme sans bras me regardait, fixement, les deux yeux grands ouverts. Immédiatement je me suis dit, comme lui parler : - Tu ne vois plus rien, non, tu es morte. J'ai pensé : qui le leur dira, et s'ils voient, que verront-ils ? Elle qui fuyait visage en sang mais cependant courait ? Ils parleront des sourds, des aveugles, les victimes seront un chiffre : est-ce qu'ils parleront d'elle qui est sans bras, ou de moi qui ai tourné la tête, parce que ses yeux me regardaient et que je ne voulais pas que des yeux de mort me voient ? A cela j'ai pensé. C'est parce qu'à cet instant je n'avais pas mal, pas encore mal. -- J'étais à terre. C'est l'onde qui vous secoue encore, comme si un instant avait capacité d'infiniment durer, restait en avant du grondement, infiniment peu, infiniment durant. Alors la souffrance s'est installée, le mal a crié, ma gorge s'est tendue et criait. -- Je marchais. Je n'avais rien. Je voyais. Des yeux fixes, et des yeux qui me suivaient, et cet homme, là-bas, qui hurlait comme d'avoir rassemblé en lui la douleur de tous, les vivants comme les morts. Moi cela m'avait soulevé, projeté le dos contre le mur du tunnel, là en l'air et puis boum, assis. J'avais compris que je n'avais plus de vêtement : déshabillé, sans volonté, d'un coup d'un seul. Ça fait ça, parfois, les explosions. C'est pour cela qu'ils me regardaient ? Il n'y avait plus personne, j'entendais le bruit de sirènes, les sirènes emplissaient l'espace, le quai, le tunnel, l'immobilité, les morts, le sang, et celui aussi qui criait. J'ai vu l'indication « sortie » au bout du quai, et l'escalier. Ils venaient à ma rencontre. Je me suis effacé, mis sur le côté, j'ai désigné le quai, qu'ils y aillent, là-bas. Pourquoi ils me regardaient comme ça, pourquoi ils me laissaient passer sans me parler, sans me toucher, sans rien ? Moi ça allait, j'étais nu, mais je marchais. Un type avec un casque brillant tendait une couverture grise, et il y a eu des bras, ils m'ont pris. J'ai su que je marcherai longtemps. J'ai su que je marcherai toujours.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne 7 juillet 2005 et dernière modification le 7 juillet 2006
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