samedi soir urgences
suite autobiographique

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ou un autreTumulte au hasard  : de se couper les cheveux

Pourquoi ainsi, pourquoi à ce moment-là, pourquoi lui et pas moi, mais pourquoi nous ? On heurte à l'arbitraire. On ne se fait pas à l'arbitraire, à l'obstacle absurdement posé là pour vous ou devant vous et les autres, qui n'ont pas eu à l'affronter, ne le perçoivent pas ni même ne vous savent là-contre. Tant le fourmillement dans la ville des silhouettes, des trajets, tant la profusion des visages, des voix, et tant les errances. On était donc trois, nous, et on marchait non loin de la rue piétonne, dans une rue transverse. On devait récupérer une voiture, certainement, la voiture de D. je suppose, mais ce n'est pas lui, D. qui subirait, c'est Y. Ou peut-être ni D. ni Y. puisque eux je les revois avec netteté, mais lui, silhouette plus fine et menue, avec ses lunettes de travers, disons M. parce que tel était l'initiale de son surnom, mais de son nom là je ne me souviens pas : oui, nous étions quatre. D'où revenions-nous, peu importe. Ce qui vous attire en ville un samedi soir. J'allais trop peu au cinéma, n'ai jamais fréquenté de ma vie les cinémas, donc sans doute pas un cinéma. J'allais fréquemment dans des concerts : cela ne coûtait rien, que la bière qu'on buvait, comprise dans le billet d'entrée, et je revois cette grande brasserie cubique avec les lumières de la scène, comme j'aimais (ai toujours aimé) m'asseoir devant un baffle largement vibrant, quitte à ce que les basses vous vrillent les fonds de tympan, et regarder les types jouer, puisque eux avaient cette chance, jouer. Mais ces concerts, ce n'est pas avec M., D. et Y. que j'y allais. Une réunion, cela oui, souvent, on « militait ». On avait des gardes communes notre « cellule » d'étudiants communistes, de la Fédération rue de Bègles, surtout les samedis et dimanches, par roulements. On aimait bien, parce qu'on fouillait beaucoup, les archives, les papiers, les secrets : on se passionnait pour ces notules de bureau politique envoyées depuis Paris à chaque département de province, concernant cette suite indéfinie de philosophes traîtres. Je n'avais pas prévu d'écrire ça. J'en étais à nous autre marchant dans la rue transverse, une rue sombre, sous les formes grises géantes d'un parking de ciment à quatre étages, je doute qu'il existe encore : il s'agissait du parking Victor-Hugo, cela je m'en souviens évidemment bien. Mais parfois, puisque D. avait une voiture, je les accompagnais et nous nous retrouvions attablés sur les bancs de bois d'une cantine étudiante où le menu, paella fixe et vin rosé, à l'enseigne espagnole (La Perla), était offert pour un prix sans concurrence : on allait souvent, fin de semaine, à La Perla. Mais je n'ai pas souvenir d'agapes. Je nous revois déambulant tous quatre, c'étaient des calmes, je les aimais pour ça, des copains de peu de parole (au bon sens du terme : parler peu, ne pas parler pour rien, et apprécier que les autres en fassent autant, goûter de déambuler ainsi sans se parler, mais dans l'impression commune que ce silence aussi était actif). D'ailleurs les ombres indécises des étages de ciment du parking Victor-Hugo, dans la rue transverse, suffisaient à notre distraction ou bien rêvions-nous à Garaudy et Althusser dans ces notules aux départements, rangées ensuite avec assez de soin pour ne pas attirer l'attention sur la section étudiante. Et eux n'étaient que trois, je les avais bien dévisagés au passage, je regarde toujours les visages, les attitudes, un détail d'une silhouette, comment porter le cou, comment sont les mains, c'est global, c'est instinctif, c'est mon rêve de peintre, c'est ma façon d'être parce que c'est ce matériau qui a voix et donne corps aux mots dans les livres, je n'écrivais pas à l'époque, certes pas (encore que) mais cette pulsion de voir je la connaissais déjà intimement, elle me menait. Tout est allé si vite. M. rêvassait, le dernier d'entre nous. Parmi les trois que nous croisions, l'un d'eux (peu de souvenir) lui demande s'il a l'heure. Tout le monde a l'heure, tout le monde a une montre. Mais moi je n'en ai pas. N'ai jamais aimé avoir. Eh bien M. non plus n'avait pas de montre : à quoi bon, le temps est intérieur et nous autres, qui ne nous en appareillons pas, en savons toujours un vague décompte. Regardez autour de vous, attendez que le type ait regardé sa montre, et demandez lui l'heure : il regardera sa montre à nouveau. Donc M. répond qu'il n'a pas de montre, l'autre lui fiche un pain dans la figure. Un pain méchant. Aux yeux. Un pain pour faire mal. Lunettes brisées, œil en sang. Bordeaux. Samedi soir danse (j'ai gardé longtemps ce titre, dans mes cahiers, pour un livre qui n'est pas venu encore). Les types courent, on les poursuit, ils tournent sous le parking, on les course encore quelques dizaines de mètres, ils disparaissent. On revient, on croise une voiture de flics, ils en préviennent une autre par radio, nous voilà dans le car bleu, sur les banquettes de bois, et M. qui saignait, lunettes brisées, la main repliée sur l'œil gauche (je revois le geste, de face : l'œil gauche). On nous demande le signalement des types, on entend les appels au haut-parleur, mais Bordeaux est grand, le samedi quand il fait nuit. Et le souterrain des Urgences, là-bas, de l'autre côté du cimetière et du boulevard, près du stade. Une attente très longue. On est tous les trois. Une femme est à côté d'une forme immobile allongée sur la civière, elle lui parle. Un couple attend à cause d'un accident de voiture, survenu à leur enfant. Il ne se réveille pas. Ils sont nerveux. On vient de temps en temps leur donner des nouvelles qui n'en sont pas. Et puis finalement M., un grand pansement sur le visage, et nous plus de voiture : comment on est rentrés je n'en sais rien, peut-être un autre copain prévenu par téléphone sera venu nous chercher ? J'ai toujours et toujours repensé à cet instant sous le parking comme une marque arbitraire, un signe de l'injuste, qu'atteste la destruction du corps, et de l'autre côté les visages sous masque de l'intelligence absente. Je reviendrai dans la ville, longtemps après, j'irai à la prison pour jeunes détenus : je repenserai à ce samedi soir-là. Je reviendrai encore plus tard dans ce couloir des Urgences, cette fois à la rencontre de mon propre père, en réanimation un peu plus loin, et qui ne se réanimera pas : mais j'ai bien reconnu le couloir souterrain, l'endroit où on avait attendu, et cette dame, et ce couple. J'y repense ce soir, pour des raisons toutes intimes encore. ----
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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 13 juillet 2005
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