souvenir de l’homme content
de cet hiver-là à Marseille [version 2]

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ou un autreTumulte au hasard  : du besoin de se rassembler

Cet hiver-là, je vivais seul, c'était la grande ville. Je passais essentiellement la journée dans ma chambre. J'avais des habitudes fixes. L'aube est aisément reconnaissable à ce vague grondement des rues qui recommence, j'entends : ce fond rauque et bourdonnant des automobiles, même tenu au lointain. Alors je me levais, et me mettais au travail. Un lourd travail, dont je ne savais pas encore que je ne ferais rien. Mais qu'importe, il s'agit aussi de mûrissement de soi, de cahiers qu'on remplit, de lectures tard le soir, d'une impasse à explorer. J'ai toujours connu l'angoisse. Parfois, elle semble si diffuse et comme autour de vous une seconde chambre, une chambre à échelle de la ville, une chape à échelle du monde, qu'on se replie sur quelques habitudes obstinées, et se contraindre à l'étude est parfois un repoussoir suffisant : on tient les démons à distance. Le midi je ne déjeunais pas, ou quelques pâtes dans une casserole. Ensuite, j'allais marcher. Dans cette ville, l'après-midi, j'explorais les libraires (j'ai toujours, sur mes étagères, datant de cet hiver-là et payés d'un prix ridicule parce que personne pour les emporter sinon, les {Lettres} de Malcolm Lowry, et mon {Faulkner à l'université}. Je passais chez les marchands de livres d'occasion, ils étaient nombreux et la ville assez grande pour que j'alterne les trajets, c'était des rythmes, des curiosités. J'ai toujours eu du mal à m'intéresser à autre chose qu'aux livres, et à vingt ans de distance on mesure ce que nos villes ont perdu. Les odeurs indiennes dans tel passage, les yeux d'agneaux braisés sur une broche dans cette ruelle, le passage souterrain aux marchandises illicites et cinémas obscurs (je ne crois pas être allé une seule fois au cinéma, déjà, de toute cette année dans cette ville) et même le hall de la gare lorsqu'on n'a rien à y faire, que déguster les lois et cinétiques des trajets et itinéraires de ceux qui, eux, ont une nécessité précise de traverser. Il y avait aussi l'industrie, le port : une vraie ville, avec ses mythes, ses morts. Je prenais un bus, me faisais déposer loin, et revenais par une traversée inédite, comme d'autres fois je suivais simplement la mer. Je rentrais au creux de l'après-midi. Les heures du soir ne sont jamais favorables : on se love à nouveau, on reprend les livres. Parfois ceux que je venais de rapporter. Pour préciser, je venais de publier mon premier livre, j'avais eu cette bourse modeste mais qui permettait très bien le loyer d'une chambre et cet écart que pour bien d'autres raisons j'avais jugé nécessaire de prendre, justement pour lire, et s'obstiner à un travail dont les perspectives ne pourraient se révéler que rétrospectivement. Dans cette chambre, un matelas par terre, une table sur deux tréteaux, quelques piles des livres familiers (en bonne part ceux qui m'accompagnent encore aujourd'hui : le travail de littérature, ce n'est pas tant d'étendre horizontalement ce qu'on sait, que de revenir différemment aux massifs les plus arpentés, les plus sus). Quand je dis que je vivais seul, cela voulait dire adresser la parole à quelqu'un trois fois par semaine, et même parfois dix jours sans parler à quiconque, cela m'est arrivé : et j'y repense parfois avec envie, dans la routine pressée et l'encombrement d'aujourd'hui. Le soir, c'était allongé, avec les livres en désordre. Parfois je ressortais pour un bref tour entre onze heures et minuit : cette ville vivait tard. Je me souviens particulièrement du Quichotte et de Tolstoï mêlés parce que, pour lire ainsi beaucoup, il est bon d'alterner selon les selon des lectures différentes et de terminer sur quelque continent massif. Cela voulait dire chaque soir cinq, six ou huit heures d'affilée à lire, dans une suite indéfinie de jours, pour respecter que l'aube vous voie revenir à la table, et continuer ce manuscrit dont j'ai gardé quelque part un exemplaire : période de transition (Jérôme Lindon me refuserait comme aux autres, il en faisait un principe mais je ne le savais pas, ce second livre, et je partirais directement ensuite pour Rome à la Villa Médicis). Je ne crois pas, de tout cet hiver, avoir bénéficié de travaux de commandes ou revenus d'aucune sorte, hors quelques invitations pour parler de mon premier livre, je me souviens de trains, et surtout ceux qui me ramenaient là, dans cette ville où à peine je connaissais six personnes mais que c'était cela précisément que j'y cherchais : je ne voudrais plus vivre, aujourd'hui, dans ce qu'eux nomment {le sud}. Alors parfois, pour dîner, je redescendais et marchais à trois cents mètres, dans la cafétéria du supermarché de quartier, parce que ce n'était pas cher et que je n'avais pas de cuisine à faire. J'y prenais un plat, parfois un quart de vin, je restais assis sur ma banquette de fausse moleskine. Sans doute le midi on y accueillait massivement les clients à tickets restaurant puisque c'était la frontière du quartier administratif, mais, le soir, rare qu'on soit plus de cinq ou six dans la salle trop grande, une fois passé le comptoir où un cuistot, une serveuse et une caissière vous dévisageaient comme si vous les dérangiez d'un repos légitime. Je ne veux pas dire que ces cafétérias Casino, éclairées au néon, soient particulièrement accueillantes mais voilà, c'était commode et surtout, c'était autour de soi une bulle qui prolongeait la lecture, d'ailleurs souvent j'apportais mon livre. Et je me rappelle avec une netteté particulière cet homme qui avait alors l'âge que j'ai aujourd'hui. Il portait un béret, et souvent une chemise de coton épaisse, à carreaux de couleur. Il prenait un plateau et le chargeait d'un menu complet, entrée, plat et dessert, l'accompagnait invariablement d'une demi bouteille de vin lentement et complètement bue. Il avait sa place. De cette place, il avait en enfilade la totalité des visages, enfin le peu de visages qui s'y trouvaient. Peu à peu, je me suis rapproché pour l'avoir, moi, de profil. Cet homme-là aimait manger. Je ne l'ai jamais vu accompagné de quiconque (et réciproquement, s'il a jamais fait attention à moi). Il avançait dans son plateau comme avec gourmandise, sa serviette en papier coincée dans le col de chemise, le béret enlevé sur un crâne un peu dégarni, qui paraissait plus blanc sur le haut. Il buvait sa demi bouteille. Surtout, il avait un sourire : de contentement. Moi, je venais avec mon angoisse, lui, il était là avec ce contentement. Et nous repartions chacun à cette solitude que je ne saurais aujourd'hui retrouver, et qui m'avait été, cet hiver-là, si favorable : moi aussi, donc, content ?

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 13 février 2006
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