j’ai peur des films
chez les morts _ 08

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ou un autreTumulte au hasard  : trois cent dix fois sexuel

Je veux revenir à ce souvenir évoqué [en tête->39] de cet ensemble, qui me pousse sans cesse où je ne saurais aller s'il s'agissait de la seule intention ou de la seule volonté, comme on marche en avant d'une lumière, sans se retourner, dans la seule confiance que lèveraient, par le fait même qu'on marche, les éléments qui permettent de continuer : et ne pas oser penser au vide, ou à l'obstacle. Donc ce cinéma qui voisinait le garage familial, et quand le dimanche nous y faisions nos éternels tours sur nos vélos de gosse nous venions mon frère et moi-même nous poser contre cette porte de l'issue de secours : les dialogues y étaient nets, on captait par le son des bribes d'histoires, de films que nous ne verrions jamais. Il y a quelque temps (il suffirait de revenir à Civray, se rendre à l'imprimerie et demander les archives du petit journal hebdomadaire) je me disais même que d'en retrouver la liste provoquerait encore une nouvelle strate de souvenirs. En tout cas, la porte close, la très vague menace qu'elle s'ouvre, de l'autre côté une catasttrophe, un feu, une panique, alors tous ces gens déboulant en désordre, nous découvrant écoutant le film et en rêvant. Cela ne s'est jamais produit. Quand la porte s'ouvrait, pour aérer, la salle était vide. Qui étaient ceux qu'elle accueillait, lorsque nous on entendait l'histoire, les bribes, la musique du film ? J'ai toujours pensé qu'il s'agissait de la voix des morts, que c'était joué pour des morts. Ma peur des films, ma quasi impossibilité à entrer dans un cinéma et y rester la durée d'un film, vient probablement de cette suite d'années (vers la fin, bien sûr nous avions le droit d'y aller, au cinéma, mais de mes onze ans à mes quinze ans, combien j'en ai entendu, de l'autre côté de l'issue de secours, et comme ils passaient cinq fois de suite chaque samedi soir et dimanche, la façon dont on recomposait l'histoire entière). Donc de l'autre côté c'était les morts. Le monde ressasse ses histoires et les compose : c'est pour les morts. J'en avais les preuves : à l'école, où j'allais, on ne nous disait pas d'histoires. Sur la place et dans les rues, et même au marché du mardi qui rassemblait tant de monde, c'était la vie officielle, et pareil dans le bureau du garage, où côté du pont-élévateur hydraulique qui en était le point névralgique. Le monde occulte les histoires : on vit à tâtons, on continue le commerce du jour, on essaye de réfléchir sur soi-même mais comment ce serait possible, avec quels outils : tout y est si fixe, et sans bouleversement. Un jour j'aurais poussé la porte : je ne sais pas quelle tête ont les morts. Ils ont la tête qu'on leur fait dans les films. Ils sont dans leurs fauteuils, un peu peu ébahis, un peu ironiques. Nous n'avons pas droit à l'ironie, et eux si. Sur l'écran, c'est eux avant. C'est cela qui les amuse. Ou bien c'est notre vie à nous, la vie des ordinaires, mais jouée par eux-mêmes, avec leurs têtes vertes et leur peau moisie, leurs yeux dans des absences d'yeux. On restait contre la porte fermée. On écoutait l'histoire. On percevait la foule, et d'ailleurs quand c'était la fin on les entendait bien partir, puis d'autres revenir. Au fond était le portail vert. Ouvrir le portail sur les rues vides du dimanche après-midi dans la ville nous aurait peut-être permis de les voir, les morts, repartant à leurs trous : pas seulement le cimetière, dans son mur gris, là-haut près de la voie ferrée, mais dans ces maisons inhabitées, ces impasses aux cours sombres. J'ai toujours su comment les morts venaient écouter ce que nous faisions du monde, et le transformaient en histoires. Souvent aussi, plus tard, je l'ai retrouvé dans des livres. Ce sont ces histoires-là, celles qu'ils écoutaient, qui les faisaient rire, que nous aurions à retrouver. ----
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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 18 juillet 2005
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