pour une préservation matérielle de la langue
du stockage des expressions parlées en silo

retour sommaire
ou un autreTumulte au hasard  : de la lévitation

C'est encore à cause de Pifarély, le violoniste. Que je devais rejoindre en voiture. Il m'avait expliqué la suite des petites routes. Et puis ils étaient là : les silos. Tellement plus grands que dans mon souvenir, j'ai pensé d'abord. Mais c'était bien plus simple : les silos que j'avais connus ici, autrefois, ils étaient toujours, un peu vieillots, écrasés par ces constructions géantes, d'un infini dépouillement géométrique. J'ai garé la voiture, j'ai marché à pied. C'était dimanche, c'était ouvert, c'était désert. On n'imaginait pas cela plein. On y aurait fourré toutes les cathédrales de leur vieille religion catholique. Je revenais sur ce parking, j'ouvrais l'ordinateur pour transférer les images numériques que je venais de faire. Ces couleurs et ces géométries, frontalement. Même en s'éloignant jusqu'au bout des parkings, ils ne tenaient pas dans mon appareil, les silos. J'ai écrit ensuite avec l'ordinateur directement sur mes genoux, dans la voiture. Je suis arrivé un peu en retard chez Pifarély. Je crois que c'est à cause, non pas du silence, mais de ce qui bruissait là, des ces architectures en rase campagne, sans nulle présence humaine, vibrant sourdement. On m'a dit que ce texte était obscur. Je suis convaincu que non. C'est le destin de la langue, de plus en plus, qui se révèle obscur. Et donc : On s'en était aperçu lors de longues et systématiques recherches, dans tout le pays, de sous-sols pour l'enfouissement de déchets radioactifs. Dans ces bornes du Limousin, on retrouve rapidement le vieux socle de granit, stable et inerte. Le site une fois sélectionné, des équipes avaient procédé à des forages, mené des expériences, procédant même à des simulations de catastrophes souterraines. Ça ne rassurait pas les gens, de savoir qu'à quelques centaines de mètres sous leurs pieds on disposerait, quand bien même l'uranium scellé dans des cylindres de plomb, eux-mêmes coulés dans des fûts de béton, et que se désintègreraient là, pendant quelques milliers d'années, les derniers isotopes. Le projet avait échoué, on avait choisi pour ces déchets une autre solution que l'enfouissement dans le granit, mais avait permis une découverte non mineure : cette légère radioactivité du socle de granit, dans ses pics locaux d'intensité, s'accompagnait en surface d'étonnants phénomènes acoustiques. Et que le lieu où avaient été construits les silos de Saint-Saviol était une de ces singularités acoustiques, désormais démontrée. On le savait bien quand tout gosse, avec Etienne Arlot et les autres, on descendait les pentes qui menaient à ce plateau sur nos vélos, en criant. Après quelques essais et mesures (voir la revue poitevine {Actualité Poitou Charentes} qui avait confié un numéro spécial aux linguistes, acousticiens et spécialistes des phénomènes radio-nucléaires qui s'étaient impliqués dans l'étude du phénomène), un arrangement politique avait pu être trouvé, et les silos vidés. On ne va pas confier la farine de nos pains à d'aussi étranges manifestations radioactives. Le premier remplissage avait duré presque six ans. On avait alors pu étudier avec précision ce qui se passait dans ce premier silo, et le projet avait pu commencer à une autre échelle. Enregistrer, dans les villes, dans les cités, dans les cours des lycées, écoles, collèges, dans les usines, les gares, les centres commerciaux et, sur une base volontaire, et l'accompagnement de sociologues, les conversations usuelles de familles ordinaires selon une typologie choisie (on avait enregistré aussi les tribunaux, les réunions de chambres de commerce, les assemblées régionales - ô triste moisson des instances politiques, elle est lugubre, la sombre résonance du petit silo du bout, paroles officielles, extraits de séances, discours, interpellations), et par ce haut-parleur placé au sommet du grand silo, diffuser une fois, et une seule, sous peine de grave interférence, l'enregistrement numérique collecté. On avait pu vérifier : la densité radio-nucléaire, la vibration impalpable du socle de granit, faisait que chaque parole diffusée se prolongeait indéfiniment dans l'espace vide, à pression soigneusement abaissée et contrôlée, du grand silo. Ainsi la parole enregistrée se prolongeait indéfiniment, identique à elle-même, sans affaiblissement ni perte. Depuis lors, chacun des silos avait son affectation, et un registre particulier de langage stocké. J'avais pu, moi aussi, passer quelques dizaines d'heures, fasciné, à écouter dans la très moderne « régie son » installée dans le petit préfabriqué près du silo principal, ce que les capteurs de son et micros restituaient, à l'infini, irréprochablement conservées, mais dans une séquence aléatoire, échappant définitivement à notre contrôle, de toutes ces paroles du monde, celle qu'on avait enregistrées puis ici injectées. On avait calculé à quel moment, et pour quelle quantité d'enregistrements, on pouvait saturer ces grands volumes : nous en sommes encore loin. Nous continuons de transmettre au petit laboratoire ces sélections : dépouillements de cassettes réalisées lors de documentaires pour la télévision, et non retenues pour le montage final, séances d'ateliers d'écriture, micros témoins placés dans les lieux collectifs, de même que les géographes collectent, chaque trois mois, les quatre cents même photographies de quatre cents points distincts du territoire. Puis il y a ce projet, maintenant bien avancé, et en phase de réalisation, d'une collecte de 5 % des conversations sur appareils téléphoniques mobiles : le plus grand silo était resté vide, par précaution. On n'en attend pas grand-chose, mais cela témoignera. Ce que nous sommes le mérite-t-il, et ce qu'on a fait de la parole? Qu'on ne nous en veuille pas de la discrétion maintenue autour de l'expérience. Tout cela est fragile. Qui cela intéressera jamais d'en reprendre à nouveau l'inventaire, la transcription, cela ne nous concerne plus : nous aurons agi comme si cet inventaire un jour devait être réalisé. Ainsi aurons-nous mis à l'abri du temps un tout petit peu de la langue du monde : elle s'abîme partout tellement vite, elle se raréfie partout si vite. Et le jour où la langue dans ce pays aura complètement disparu (tout ici désert alentour), qui même la réapprendra ? J'avais montré mes photographies à Pifarély, en arrivant chez lui. Il croyait que j'étais perdu, pensait que j'aurais pu le prévenir : « Tu sais bien que les téléphones ne marchent plus, dès qu'on approche des silos », je lui avais dit. Il est resté silencieux, m'a demandé si je pensais que le phénomène valait aussi pour les musiques, des airs de violon, par exemple ? {{{ }}}
----
Saint-Saviol, le 29 juillet 2005, version 2 le 3 décembre 2005 _ dédié à Dominique Pifarély

LES MOTS-CLÉS :

François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 14 mai 2006
merci aux 1067 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page