de la lévitation
à propos notamment de Jean Échenoz et Daniil Harms

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ou un autreTumulte au hasard  : du goût pour les issues de secours

Première mise en ligne : mars 2006. Photo : {Lévitation de Jean Echenoz} par [Olivier Roller->http://olivier.roller.free.fr/echenozjean.html]. A lire aussi : [Danseurs fragiles de Jean Echenoz->http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article133]. Texte publié dans {Tumulte}, 246 récits brefs, François Bon © Fayard, 2006.
Parmi les exercices qu'on peut pratiquer via une pratique intensive du rêve, la lévitation est évidemment un de ceux qui a le plus nourri l'imaginaire collectif, dans bien des civilisations et depuis bien des âges. Le surprenant est quand même qu'il ne s'agit pas d'un exercice des plus difficiles ou rares. Le paradoxe, mais tant d'autres l'ont énoncé avant moi, étant plutôt que lorsque vous accédez à une première maîtrise de cet exercice, d'autres domaines vous révèlent une route plus âpre, on prend cette route et il n'y a plus à se vanter de ce qu'on sait faire juste par cet exercice tellement simple et limité, lever les pieds à quelques centimètres du sol et tenir là en suspens. Je n'ai pour ma part compris le sens profond de l'histoire de Daniil Harms, qui pratiquait évidemment la forme russe de la lévitation (si on peut dire, puisque le but atteint, ou l'évidence extérieure, est la même : c'est le chemin qu'on prend pour s'élever qui diffère), seulement quand j'ai eu moi-même accès à la forme simple de l'exercice, le premier vertige qu'on prend, la très grande jouissance, payée ensuite d'une fatigue évidemment lourde, mais d'un état si pacifié de vous-même, de cette sensation de s'arracher à la loi commune, la pesanteur organique, et maîtriser une durée non nulle du temps ordinaire de la gravité, dans cette autre difficulté (c'est cela, le sens profond de l'histoire racontée par Daniil Harms). Vous-même n'aurez eu comme arme que le temps pour contrebalancer la pesanteur, et ce moment vous aura donc semblé sans durée. Voici l'histoire de Daniil Harms, je l'insère telle quelle, elle n'est pas si longue :
Sujet : un homme désire s'élever de trois pieds au-dessus de la terre. Il reste des heures en face de son armoire. Sur l'armoire, il y a un tableau, mais on ne le voit pas : l'armoire gêne. Beaucoup de jours, de semaines et de mois passent. Chaque jour, l'homme se tient devant son armoire et essaye de s'élever dans les airs. Il n'y arrive pas, mais, par contre, il commence à avoir une vision, toujours la même. Il perçoit à chaque fois davantage de détails. L'homme oublie qu'il voulait s'élever au-dessus de la terre et s'adonne totalement à l'étude de sa vision. Et voilà qu'un jour la bonne, qui faisait le ménage dans la chambre, lui demanda de décrocher le tableau afin de pouvoir le dépoussiérer. Lorsque l'homme monta sur la chaise, il jeta un coup d'oeil sur le tableau et vit que celui-ci représentait ce qu'il voyait dans sa vision. Il comprit alors que, depuis longtemps déjà, il s'élevait dans les airs, qu'il restait suspendu devant l'armoire et voyait ce tableau. A travailler. Daniil Harms, {Faits divers}, © éditions Christian Bourgois.
J'ai dit plus haut cette difficulté à parler de Bombay, et comment cette ville me hante dans les rêves. Par d'autres exercices, je sais que le Bombay d'aujourd'hui est bien différent de ce qu'il était fin des années soixante-dix, quand j'y ai eu mes deux séjours. Et c'est ce qui me pousse à choisir aujourd'hui ce thème : si je n'ai pas cette pulsion d'écrire mes souvenirs de Bombay, c'est qu'ils sont finalement bien touristiques, rapportés à cette autre expérience, qui me faisait pour la première fois apprendre à contrer la pesanteur. La musique y avait beaucoup aidé, et cet ustad d'abord méfiant à mon égard. Je prenais des leçons de Chandrashekar Naringrekar, élève lui-même de Zia Mohiuddin Dagar, frère aîné de Fariduddin Dagar, et leur beau-frère à tous deux, l'aîné des Dagar parti enseigner la rudhra veena aux Etats-Unis, le cadet pratiquait l'art du chant mais je le découvrais vite plus investi dans ces questions du rêve. J'ai laissé cela en friche de nombreuses années. Je n'y avais pas accès moi-même, on m'en avait juste fait partager l'expérience, un soir, tenant de chaque main la main d'un des deux élèves de l'ustad Fariduddin, une sorte de cadeau d'au-revoir. Et, je l'ai dit, l'impossibilité de percevoir la durée fait que le souvenir de l'expérience réside seulement dans sa sensation, sans nous laisser d'autre possibilité de nous représenter concrètement ce qui s'est passé, hors cela : séparation du sol, tension contre la pesanteur. Dans cette traversée qui m'a été difficile, après mon retour de la Villa Médicis, et ces deux hivers d'isolement en Vendée, la rencontre de P. et d'une autre tradition du rêve, j'ai compris que ces chemins étaient largement aussi importants que la philosophie cantonnée dans son seul usage universitaire et la fréquentation de la psychanalyse qui en faisait un marché si confortable, mais laissons. Il y a dans Carlos Castaneda des exercices de pratique difficile, dont le surprenant est combien ils recoupent les nôtres. Nous sommes nombreux à les avoir pratiqués. On peut considérer aujourd'hui que l'époque le voulait. Pas seulement. Il y a trente façons de se perdre dans Castaneda, pour quelques exercices sans promesse qu'on finira par s'inventer pour soi-même, et qui vous porteront pour de vrai là où si longtemps on a tenté en vain d'aller : ainsi d'ailleurs le transmet-il de son propre apprentissage. Les plus essentiels concernent le rêve. Avec P., plus avancé que moi, on s'y attelait en s'en faisant l'un à l'autre à mesure le récit. Par exemple, cet exercice qui consiste à s'habituer progressivement à se voir en rêve, prendre distance à soi dormant, puis assister à comment on se réveille (toujours rêvant, puisqu'on se voit faire, du dehors, et les premiers succès qu'on a dans cet exercice sont littéralement terrorisants), et puis, très simplement, apprendre à sortir, marcher un instant dans la nuit (toujours se regardant soi-même, et maîtrisant peu à peu cette sensation qu'on a de se suivre soi-même d'en haut, de plus haut que soi-même). Il faut aussi se contraindre à ramener le dormeur, ne pas le laisser entrer en contact avec ceux qui vivraient (les chiens mêmes) dans cet univers nocturne hors rêve. Etrange la découverte de comment les chevaux aussi rêvent (ils sont nombreux dans nos campagnes) : eux on pouvait les approcher. Habiter cette sensation découverte en rêve, et la maîtrise progressive, diurne, de la lévitation venait naturellement à notre portée. Je n'y serais sans doute pas parvenu sans P., et les après-midi où nous partions en voiture pour d'anciens lieux de rite et mémoire, j'ai parlé de la Frébouchère, mais il y avait aussi cette élévation avec tumulus non fouillé près du Givre. De Castaneda, nous retenions surtout ce rapport à deux points essentiels d'énergie hors du corps, le premier un peu en avant du nombril (comme on s'était moqué, enfant, de mon nombril déchiré), le second dissymétrique, à gauche pour moi, à droite pour P., à environ trente centimètres en arrière de l'épaule. Je ne dévoile rien, ici, qui ne soit déjà chez Daniil Harms, chez Carlos Castaneda et bien d'autres. J'ai rencontré depuis bien d'autres expérimentateurs de ces exercices de lévitation. Je répète : on s'engage après dans un autre stade d'apprentissage, et sans doute toute cette écriture, quand bien même au bout d'un an elle fait six cents pages, n'a d'autre raison que se rassembler pour une autre phase de mes apprentissages du rêve, un jour j'aurai à en parler aussi. Jean Échenoz est un pratiquant d'excellence de la lévitation. On se reconnaît entre nous pas si difficilement. C'est comme une danse. Ce qui me fait parler de Jean Échenoz, c'est la façon radicalement différente dont il s'y prend. Il en tait les sources. Ni l'Inde où pourtant il lui a fallu se rendre, dans une phase ultérieure de son apprentissage, comme il lui a fallu aussi aller en Australie, mais à lui de décider ce qu'il compte en rendre public : pour quiconque, la traversée du pont est essentielle (ce pont qu'il décrit à Sidney). Ni Harms ni Castaneda n'ont compté pour Échenoz, mais il m'a plusieurs fois parlé de cette rencontre essentielle, à Digne-les-Bains, dans son enfance. Pour ceux de son école, la lévitation n'est ni rare ni secrète, elle se pratique aussi en extérieur, dans un rapport très concret aux forces naturelles, elle exige seulement de façon préparatoire une habitude entretenue de la marche : pour qui sait lire, les figures narratives de la marche, dans les livres d'Échenoz, sont comme un abécédaire de ses apprentissages. La lévitation est un exercice privilégié en ce qu'elle suppose un rassemblement de soi-même, un moment de convocation du corps qui se déporte sur ces deux points d'énergie hors de lui, sans limitation quant à la durée dont on se sépare (je le répète, on n'a pas, de l'intérieur, perception de durée : voir le récit de Daniil Harms), et qui vous laisse au retour dans un état de grande fatigue, peut-être, mais certainement aussi de certaine satisfaction de soi-même. J'ai vu Jean Échenoz léviter : à peine ses pieds s'élèvent-ils du sol. C'est aussi comme le statut des objets dans ses livres : juste un léger décalage, mais nettement séparé de soi-même (c'est la clé de la lévitation, telle qu'expliquée dans les vieux livres). La lévitation telle que la pratique Jean Échenoz est légère : à peine on survole. Mais à moi, qui étais resté dans la durée ordinaire, il avait proposé de venir à lui, le pousser légèrement aux genoux et je le verrais osciller, pourrais même le déplacer légèrement et quand il cesserait la suspension il aurait pris pied un tout petit peu plus loin sur le sol. Cela, je vous l'assure, et malgré, moi aussi, des années de pratique, j'en suis incapable, alors que cette poussée oscillante je l'ai exercée et vérifiée sur Jean Échenoz lévitant. Je suis plus lourd que Jean Echenoz, je tiens une lévitation plus longue, mais radicalement immobile. Autre surprise, dans cette forme qui est la sienne : il peut la répéter à volonté, en revient dans un état de grande excitation, presque euphorique et nerveuse. Lisez ses livres, vous comprendrez facilement. A-t-on le choix de la forme concrète que prennent de tels apprentissages ?

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 29 mai 2006
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