du goût pour les issues de secours
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ou un autreTumulte au hasard  : l’écriture comme divergent

Ce texte est le deuxième du livre Tumulte, première mise en ligne 9 mai 2005. Dédié à [Jacques B.->http://cafcom.free.fr/] pour son anniversaire.
Le cinéma avait son issue de secours chez nous dans ce qu'on nommait le {passage}, un boyau de ciment où l'on lave les voitures, une rigole au centre, le caoutchouc raide des jets et des brosses, les vannes de bronze qui servent à mettre l'eau sous pression, et le grand portail métallique vert qui donne sur la rue. Le dimanche après-midi, avec mon frère, on fait du vélo dans le garage vide. Cette fascination récurrente, ensuite, pour ces lieux qui sont ni intérieur ni extérieur, pour ces lieux remplis de signes tenant de l'intime (boîtes à gants des voitures de client explorées discrètement mais systématiquement, une cigarette volée, ou simplement rêver), quand on vient en vélo dans le passage, derrière le portail vert fermé, et qu'on se colle à l'issue de secours, on entend la bande-son. Comme le film passe trois fois le dimanche après-midi, même en attrapant comme ça un fragment ici, un fragment là, on a le temps de reconstituer les phases, l'histoire. Longtemps je ne connaîtrai du cinéma que cela, l'art de construire une histoire avec des mots, des silences, une ambiance. On y va rarement, nous, au cinéma, et pas pour voir ces films-là, mais on a toujours écouté les bandes-son, et j'ai mémoire précise aussi des affiches. La bande-son n'était pas celle d'un film mais celle de l'affiche, et cela se confond avec l'odeur de caoutchouc, d'échappement, l'odeur caractéristique d'un garage. Même aujourd'hui, les très rares fois où je vais au cinéma (une fois tous les deux ans ? mais avec le temps ça commence à faire) il m'en reste le réflexe de préférer souvent fermer les yeux et entendre plutôt que voir. Qu'un récit est d'abord ce temps que créent au-delà d'eux-mêmes les mots, cet écho qu'ils prennent et qui définit un paysage aussi bien que l'image, du moins avec cette capacité d'imaginaire qui est celle - par le même travail d'écho et de durée - que pratique le roman. Le dimanche matin, à cause des séances du samedi soir, la double-porte de l'issue de secours est ouverte pour aérer. Elle est molletonnée côté intérieur, avec une barre inox à déclenchement pour ouverture rapide. Il y a, pour remplacer l'odeur du garage, cette odeur nocturne de renfermé, avec un reste de cette présence humaine. Au fond, la cabine de projection et celui qui y manipule ses bobines grosses comme des roues de bicyclette. On le connaît, on le salue. Plusieurs fois, il nous fait venir, il nous montre. Mais c'est une machine comme on a nous aussi plein de machines. Cette salle éteinte, avec ses fauteuils rouges au bas replié, un peu hostile et sentant le renfermé, l'écran avec les publicités pour les commerçants de la ville, on n'aurait pas envie de s'y asseoir et de rester. Ce dédain que j'ai pour le cinéma, et en partie aussi pour le théâtre, s'asseoir au milieu de plein d'autres et rester sans bouger (tout le contraire de la vie qu'on a quand on lit, où qu'on se mette pour lire, et l'exigence de solitude qu'il y faut), c'est sans doute venu de là aussi : je n'ai pas désir de cette salle, ses odeurs, sa fonction à répétition. Par principe on n'y va pas, au cinéma. J'ai deux souvenirs de film : Ben Hur, et le film sur le débarquement. Mais Ben Hur c'était pour lorsqu'on nous avait emmenés à Paris pour la première fois, et, le débarquement, je ne sais plus. Ici, on vient là plutôt avec l'école (des films sur des pièces de théâtre, par exemple : souvenir de films sur des pièces de théâtre, alors qu'on n'a jamais vu de théâtre en vrai), quelquefois on est venu avec sa mère (Connaissance du Monde : les Mahuzier en Australie, les Mahuzier en Amérique, présentés chaque fois par un des Mahuzier en personne, et ces fois-là se sentir très fier, parce que, si on n'est pas du cinéma, on est au moins colocataires de l'issue de secours : on sait bien, s'il y avait un soudain incendie, que le Mahuzier viendrait chez vous, comme traverser de l'écran à votre salon sans discontinuité). Une autre fois parce que Citroën, dont nous réparions et vendions les voitures, avait organisé une projection en son honneur, une sorte de raid en Afrique, et qu'on avait les places gratuites. C'est tout ce qui me reste, du cinéma, pour jusqu'à mes dix-huit ans. Et ainsi pour un livre fait tout entier d'histoires brèves, comme attrapées ainsi à distance, dans les fonds retranchés de soi-même, et lentement accumulées, dans quelque direction que cela vous emporte ?
la photo ci-dessus avait été faite il y a 3 ans, et cette ballade dans la ville m'avait beaucoup attristé : aujourd'hui le cinéma le Paris revit grâce à une association qui l'a transformé en salle d'art et d'essai, tant mieux

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 9 juin 2006
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