une discrétion, certainement
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ou un autreTumulte au hasard  : où mènent les rues exactement

Il ne s'appelle pas. Je ne le convoque pas, je ne sais pas son nom. Je sais seulement, quand il est là, que c'est lui et que c'est bien qu'il soit là. Parfois, si je marche, je l'aperçois simplement au coin de la rue, avant mon rendez-vous, là où je vais entrer. Il est débout, il me regarde. On ne s'est jamais parlé (bien sûr, qu'on ne se parle pas). Moi je le regarde brièvement. D'abord je repère son corps, sa posture. La foule, les gens, peuvent bien se déplacer dans tous les sens à la fois, chacun selon ses préoccupations, la silhouette là-bas est liée à mon propre déplacement, à cette tension où forcément je suis avant le rendez-vous, la décision. Je le regarde brièvement, par en dessous, juste pour vérifier qu'il a les yeux (plus que les yeux, je l'ai dit : une attention comme {seconde}, une attention du corps tout entier) sur moi exactement, et ne regarde personne ni rien d'autre. Si c'est dans un lieu où je suis immobile, par exemple si j'attends dans une gare, sur un banc dans un square comme souvent, ou assis dans une salle de bibliothèque c'est lui qui instant paraîtra, et se fondra à nouveau parmi ceux qui passent. Ce n'est pas angoissant, ni rassurant. Plutôt d'un autre ordre, une présence évidemment, une curiosité ou un appui, une observation neutre et pas d'autre message. Mais, un instant, ce que je pense et ne sais trancher, ou ce qui est dans les mains des autres, dépendant de la décision qui va être prise là, tout à l'heure dans le bureau, c'est sorti un instant de ma tête, c'est là, saisi dans une objectivité comme spatiale, tendue par l'espace d'entre lui et moi, puisque bien sûr il n'apparaît qu'à ces moments-là. Je m'en souviens de bien longtemps. Il me semble qu'il a toujours eu mon âge ou juste plus : c'était plus sensible autrefois, le genre grand frère. Maintenant, moins. L'écart est plus physique : je ne suis pas très grand, et j'ai épaissi. Lui au contraire se serait légèrement voûté ou creusé, affiné. Je ne connais pas son visage, mais n'ai jamais été bien fort pour cela. C'est une sorte de luminosité pâle et tranquille, comme invariable, du regard. Je dis invariable, mais pour ce seul instant très bref où je lève les yeux vers lui, et le trouve déjà bien sûr dans cette attention fixe à moi, qui ne se limite pas au regard. Je n'habite pas en ville. De ma table de travail, dans mon garage, il n'y a pas vraiment de fenêtre. S'il fait beau, je lève le portail, alors quelquefois, relevant soudain les yeux de la machine je l'aperçois loin, qui s'en va. Ou alors, passant dans les autres pièces, me faisant réchauffer un café, tenant la tasse dans les mains et allant jusqu'à la fenêtre de la rue, le voilà là-bas qui s'éloigne. Une fois, il m'a semblé qu'il voulait parler. Qu'un jour il s'approcherait, aurait une demande à me faire, quelque chose de précis, un document à rédiger, une intervention ou un coup de téléphone, mais non. Ce qui est étrange, en fait, c'est cette idée de savoir qu'il sait. Ce qui va se passer tout à l'heure dans le bureau où j'ai rendez-vous. Ce qui m'attend de l'autre côté du train, quand je suis à la gare. Il pourrait m'aider, me conseiller, me dire ? Non. Je reconnais ses vêtements. Il y a un titre de Simenon que j'aime bien, seulement à cause de lui : {l'homme au complet marron}. Pourtant je ne l'ai jamais vu en complet marron. Plutôt aurions-nous une façon commune de s'habiller. Une discrétion, certainement. Il y a quelques mois que je ne l'ai pas vu. Je l'attends.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 2 août 2005
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