les villes sont des livres
trois villes

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ou un autreTumulte au hasard  : nature

Ma première journée dans cette ville, j'avais marché des heures, mais seulement pour m'étonner de la monotonie, les rues larges et régulières, des indications concernant les bâtiments publics, les jardins ou les parcs, mais rien finalement qui satisfasse le promeneur : peu de piétons, plutôt les relégués, beaucoup de voitures. C'est le lendemain qu'on m'a emmené, le surlendemain que je m'y suis risqué seul : en fait, la ville principale était souterraine. Sous chaque bloc d'immeubles, des places et des galeries, parfois des étages et des mezzanines. Puis on passait par un tunnel, large et éclairé, en travers de la rue qui devait là-haut nous surplomber, à l'ensemble suivant, et chacun avait sa propre personnalité ou fonction. J'avais fini par découvrir celui voué à la musique, et traverser aussi celui voué aux livres. En s'orientant globalement, on pouvait passer d'un côté à l'autre de la grande ville, la traverser en diagonale, sans seulement remonter à la surface, ces rues qui m'avaient tellement déçu l'avant-veille. Sous la ville, les poches souterraines que coiffaient les gares servaient comme de turbulence, de réserve brownienne, de sursaut d'énergie et de croisement. Ainsi, je pensais, finalement, la conception d'un livre, et là-haut à la surface les boulevards impeccables du récit. De cette ville, je rêve encore souvent. Les rues y sont principales, tortueuses mais globalement parallèles, et l'entrecroisement qui les sépare recouvre ces galeries même pas couvertes, mais dont la hauteur assure, en bas, pour les échoppes sans portes, l'ombre minimum. Ainsi, les ruelles réservées à l'orfèvrerie, aux antiquités, et à ces découpures dans les boules d'ivoire. Ainsi, un peu plus loin, la teneur quasi monochrome du flea market et dans cette brocante généralisée un déferlement comme d'une vie en creux, de ce quotidien de survie qui est ici le lot de la plupart. Ainsi encore, l'effroi que représentait pour moi le marché aux viandes, les têtes mortes d'animaux, les yeux de mouton grillés, les cages empilées de volailles vivantes, et les cris incessants de ceux qui vendent. Ainsi, là encore, dans ce lieu de la ville que depuis lors, malgré des achats systématiques de cartes et de guides, dans ce tissu indémêlable, les rues vouées à la fabrication et à la vente d'instruments de musique : j'y étais allé souvent, mais à ne pas savoir le retrouver précisément sur les guides et cartes de la ville, c'est comme si une part de l'existence réelle devenait incertaine. Ainsi, je pensais, de l'errance dans laquelle on mène une phrase, et les bifurcations qu'elle induit. Cette ville, je sais que je la connais mal. Les rues sont numérotées et parallèles, coupées d'autres rues parallèles. On fait des kilomètres pour arriver à telle poche ordonnée, parce qu'on sait pouvoir y trouver ces enregistrements rares, ou ces instruments de musique d'occasion quand bien même inaccessibles. Dans tette grande librairie où on prend habitude, à chaque séjour, on retrouve cette géographie globale d'étages et de croisements. On se fait lentement un carnet de ces points accumulés, qu'on a pu un par un explorer. Les tours de bureaux dans lesquelles on finit par pénétrer sont comme un point unique que définit verticalement l'entrée et ses gardiens. Les musées seuls deviennent infinis, on y reste des heures et ce qui frappe c'est comment Vermeer (je me souviens plus particulièrement de Vermeer) nous semblent alors autres, de savoir ce repos ici et ce souffle au-dessus de la ville. Me frappe aussi, dans la perception globale de la ville, qu'elle soit aussi détachée de tout et comme flottante : pas seulement par le grand pont double sur lequel on se risque à pied, ni la vue qu'on cherche à en prendre le soir par le ferry gratuit qui s'en éloigne et nous y ramène, mais aussi par ces poches indépendantes que sont l'aéroport ou le train. Une ville séparée du monde et qui refait un monde : ainsi l'architecture globale qu'on souhaiterait pour ce qui relie un à un ses propres livres, alors que chacun est un quartier neuf qui n'a pas d'ancrage préalable avec ce qu'on connaissait de la ville, et en déplace pourtant l'équilibre.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 5 août 2005
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